dimanche 26 février 2017

Notes sur "Comprendre l'islam - ou plutôt : pourquoi on n'y comprend rien", d'Adrien Candiard

Je dois à un ami très cher, érudit et grand lecteur, la découverte du livre signé Adrien Candiard, édité dans la collection "Champs actuel" de Flammarion en 2016. Une découverte fort bienvenue. En une centaine de pages, sans temps morts ni verbiage, A. Candiard illumine et renouvelle par moments notre perception de l'islam. L'on apprécie une rédaction dénuée de passion, entièrement vouée à l'érudition sans pour autant verser dans la sécheresse, ce qui fait de ce livre un objet de valeur.

Adrien Candiard : Comprendre l'islam - ou plutôt : pourquoi on n'y comprend rien

Adrien Candiard : Comprendre l'islam - ou plutôt : pourquoi on n'y comprend rien
Flammarion 2016


Mais son contenu n'est pas pour autant dépourvu de surprenants silences ou d'inférences discutables. Je propose ci-dessous une synthèse suivie de quelques commentaires.

En résumé


L'ouvrage comporte une introduction, un développement en trois parties et une conclusion.

L'introduction plaide pour une compréhension objective et documentée de l'islam, sous peine, nous dit l'auteur, « de ressembler à Daech ».

La première partie « Deux impasses pour un paradoxe » nous invite à éviter deux erreurs courantes : « La première, c'est de croire que l'islam existe ; la seconde, de croire qu'il n'existe pas. » Cette formulation percutante sert une analyse qui sous-tend l'ensemble du livre : l'islam existe bel et bien sans pour autant représenter un bloc que l'on pourrait essentialiser. Il vaudrait mieux parler « des islams », au pluriel, tant la diversité des pratiques et des cultes est différente dans le temps et dans l'espace. La violence des islamistes est une réalité, mais ne définit à elle seule ce courant de pensée si divers. Sans cette conscience d'une véritable pluralité, tout discours concernant « l'islam » ne saurait qu'être expéditif et dénué de valeur intellectuelle. De plus, l'on ignorerait les deux grandes déchirures de cette religion, écrit A. Candiard, celle entre les sunnites et les chiites d'une part, et d'autre part les combats au sein du sunnisme pour définir l'orthodoxie.

La deuxième section, intitulée « Comprendre les crises de l'islam contemporain », explicite et développe les origines de ces deux déchirures. Le grand schisme est survenu autour de la succession de Mahomet, mais c'est au XXe siècle, lit-on p. 51, que le chiisme « devient un concurrent du sunnisme jusque sur son terrain privilégié, le monde arabe ». L'écho de la révolution iranienne de 1979 est considérable. La nouvelle République islamique s'oppose aux états sunnites s'efforçant de se constituer en modèles, comme la Turquie ou l'Arabie saoudite.

Mais le sunnisme lui-même est miné par une profonde querelle interne. L'islam impérial, qui organisait plusieurs puissances sunnites depuis le Moyen-Âge, s’accommode difficilement de la modernité. Ce modèle était parvenu à faire vivre « bon an mal an » des populations diverses en son sein, notamment en parvenant à une certaine sagesse rendue possible par diverses interprétations, toutes légitimes, du Coran et de la tradition du Prophète.

L'effacement de ce pouvoir face à la montée en puissance de l'Occident encourage la naissance du salafisme, un courant de pensée qui prône un retour aux sources de la tradition, en réaction au dévoiement de l'islam impérial. « La majorité des salafistes sont quiétistes », écrit A. Candiard page 69, mais attention : « toutes les dérives terroristes naissent de l'idéologie salafiste » (p. 81)

Il est donc de la première importance, insiste l'auteur, de bien distinguer ce que l'on appelle islamisme ou islam politique, héritier de l'islam impérial, organisé autour d'un état, et le salafisme, inspiré par une époque mythique et dès lors disposé à « dynamiter les structures politiques modernes » (p. 80.) Les Frères musulmans, le régime iranien ou le FIS algérien relèvent de la première catégorie. Sous la bannière du salafisme, en revanche, l'on trouve Al-Qaida, l'Etat Islamique, le GIA et plus généralement les terroristes djihadistes.

La 3e partie, « De quelques questions légitimes (et quelques idées reçues) », discute trois interrogations fréquentes. « L'islam est-il incompatible avec la démocratie ? », « Peut-on interpréter le Coran ? » et « L'islam est-il irrationnel ? » . Je reviendrai plus bas sur certaines questions et les réponses apportées.

La courte conclusion rappelle la nécessité de penser l'islam comme un monde pluriel, et s'interroge sur l'expression « islam modéré ». Le problème c'est que cette injonction sous-entend que « les salafistes sont davantage musulmans que les autres » (p. 119) : est vraiment le message à faire passer quand on exhorte les musulmans à se "modérer" ?

Quelques notes


Le livre, on l'a dit, est très bien écrit et je ne peux qu'en recommander la lecture. Je voudrais néanmoins souligner quelques passages qui posent question. Je ne m'attacherai pas ici à des points de doctrine, que ma faible connaissance du domaine ne me permet nullement de discuter, mais à certaines inférences qui tendent le discours.

La violence

Le Coran est "un texte à peu près incompréhensible" (p. 25) et seule une interprétation permet d'en saisir le sens. Et encore, ces interprétations sont multiples, rappelle A. Candiard. A partir de ce constat, on aurait aimé savoir quelles sont les différentes interprétations possibles du verset du sabre, ou d'autres sourates de la même veine, qui appellent à la lutte. On entend bien que le livre sacré est lui-même d'une lecture ardue, il n'en reste pas moins que certains de ses passages sont d'une grande clarté. L'auteur en recopie deux, page 14, un "guerrier" et un "pacifiste". Aussi saisit-on avec peine la précaution de langage annonçant, p. 28, que le texte coranique n'est pas violent tout en offrant "une certaine disponibilité à un usage violent". Est-ce "offrir une certaine disponibilité" que d'appeler sans nuance au combat et à l'humiliation ?

La réponse se trouve sans doute dans l’interprétation contextuelle abordée par A. Candiard, sans être outre mesure explicitée. On aurait pourtant aimé savoir si la notion des "deux Corans" (celui de la Mecque et celui de Médine) professée par certains commentateurs repose sur des bases solides.

La démocratie

On lit avec grand intérêt les pages expliquant que les islams, si divers, donnent toutes les possibilités à une pratique apaisée et respectueuse de s'épanouir. Sans entrer dans le détail de l'argumentaire – ce que je serais bien incapable de faire – j'observe que cet apaisement relève plus du désir inaccompli qu'autre chose. Même dans les pays musulmans les plus « apaisés » ou, disons, les plus « démocratiques », on est désolé de lire dans la presse les condamnations pour blasphèmes ou pour pratiques homosexuelles. Comment ne pas s'étonner qu'un islam si multiforme, et ouvert à maintes possibilités d'épanouissement, ne se soit jamais développé, à travers tant de contrées et au fil de l'époque contemporaine, dans le sens d'une société respectueuse des choix intimes des individus ?

Quand les faits démentent une analyse, il n'y a guère que trois solutions : admettre que l'analyse est fausse, apporter des faits nouveaux qui la soutiennent, ou s'inscrire dans un futur hypothétique. C'est cette troisième voie que choisit l'auteur, tout en restant prudent sur le sujet. L'histoire moderne, écrit-il, « nourrit le soupçon » (p. 85-86) sur l'adéquation entre islam et démocratie. Mais, ajoute-t-il aussitôt, cette même question ne s'appliquait-elle pas à Allemagne en 1945 ?

La valeur opératoire d'une telle comparaison est discutable. L'Allemagne avait été avant le nazisme une démocratie, et si une question devait être posée après la guerre, c'était celle de savoir si elle pouvait le redevenir, et non le devenir, ce qui n'a pas du tout le même sens ni la même portée historique. La question se pose bien davantage au sujet de la Russie, et l'actualité nous porte à penser qu'un horizon démocratique dans ce pays n'est encore, au mieux, qu'une lointaine perspective.

Au crédit de sa thèse, A. Candiard souligne (p. 96) que les législations civiles ont été adoptées dans un grand nombre de pays musulmans au XXe siècle, par un vote parlementaire ou d'autres procédures non religieuses, ce qui semble contredire une incompatibilité de l'islam avec la démocratie.

Ce manque de recul surprend. Les plus sévères dictatures n'ont-elles pas eu de parlements, et même des parlements élus ? Contrairement à ce que peut faire croire sa stricte l'étymologie ("souveraineté du peuple"), l'existence d'élections ne suffit en aucune manière à définir à elle seule une démocratie. Il faut déjà que ces élections ne soient pas biaisées : on a connu, hélas, trop d'exemples de scrutins à bulletin unique ou avec des listes fantoches. Et elles doivent être encadrées par un système de valeurs qui place les droits naturels (comme la liberté de conscience) au-dessus des choix du peuple.

Existe-t-il des faits nouveaux qui iraient dans le sens d'Adrien Candiard ? Je suis prêt à admettre que certains pays musulmans sont respectueux de l'individu athée, de l'homosexuel ou du lecteur de Salman Rushdie, mais, jusqu'à plus ample informé, je n'en connais pas.

L'hypothèse est-elle alors fausse ? Je n'ai pas la réponse. J'observe simplement qu'un regard empirique n'incite pas à l’optimisme.

Une 3e déchirure ?

Les pages consacrées à la double crise interne (p. 44 et chapitre 2 : opposition entre sunnites et chiites, lutte pour l’orthodoxie au sein du sunnisme) sont passionnantes. On peut se demander s'il n'existe pas une troisième déchirure. Le hiatus entre le confort contemporain, procuré par les bienfaits médicaux et technologiques, et l'ambition d'une civilisation millénaire, n'est peut-être pas sans conséquence sur l'homme de la rue, au Caire ou ailleurs, bien obligé de se rendre à l'évidence d'une certaine stérilité de sa société dans ce domaine.

Cette "déchirure" est-elle une fatalité ? On veut penser le contraire. Certains états musulmans comme la Turquie, cette "Chine de l'Europe", ont développé un appareil industriel de valeur soutenu par une économie capitaliste (mais guère "libérale" comme il est mentionné à tort p. 78.) A quand un passage au stade de l'innovation technologique ? La réponse est sans doute étroitement liée à celle de la démocratisation, dont nous avons parlé plus haut.

Il reste intéressant de noter que des mouvements salafistes, en dépit de leur promotion des lointains temps du Prophète, s’accommodent fort bien de la technologie. L'Etat islamique s'appuie sur une importante expertise de l'internet et des smartphones. Et l'on mesure la distance qui les sépare de communautés anabaptistes, comme celle des Amishes, qui se réclament elles aussi d'une pureté originelle, en l'occurrence celle des premiers chrétiens. Il est curieux que ce même objectif produise deux résultats opposés. Les Amishes refusent la technologie et cultivent la non-violence. C'est peut-être aussi le cas des salafistes quiétistes, mais certainement pas celui des mouvements guerriers, experts à la fois en technologie et en atrocités.

Le futur

Une chose surprend dans Comprendre l'islam. Son rédacteur place toujours la croyance en Dieu comme préalable à toute réflexion sur l'avenir des musulmans. Page 98 : « demander aux musulmans de renoncer à la révélation  » ? Cela est « impossible » : « c'est exiger d'eux de renoncer à l'islam. »

Je vois ici un point de désaccord. Un pays chrétien n'est pas un pays composé d'une majorité de fidèles chrétiens. C'est un pays où la plupart des gens admettent leur attachement à la civilisation chrétienne et se reconnaissent dans les valeurs de cet héritage. La différence entre les deux, c'est la notion de croyance. Chacun d'entre nous connaît des chrétiens pas du tout croyants. Le mot "chrétien" définit dès lors deux populations. Celle des fidèles est naturellement incluse dans celle, plus large, des porteurs d'un héritage. Ces derniers ne s'attachent pas particulièrement au fait que Jésus ait, ou non, marché sur l'eau. Les récits bibliques sont un corpus de textes qu'il ne tiennent pas forcément pour sacrés, disons qu'ils y pensent comme l'on peut évoquer les légendes de la Grèce antique, avec intérêt ou non, mais enfin, sans se préoccuper outre mesure de leur contenu.

Or, j'ai connu beaucoup de musulmans qui se moquaient comme une guigne de savoir s'il y avait eu révélation ou non, restaient étranger à toute pratique rituelle et ne se préoccupaient guère de connaître l'origine des mets qu'on leur servait. Ce ne sont pas des vrais musulmans ? Eh bien, tout dépend de quoi l'on parle. Il n'en sont pas au sens de fidèles. Mais ils en sont bien comme porteurs d'un héritage. Car, si l'on prend soin à distinguer les multiples facettes d'un islam si divers, il devrait en être de même avec les individus de cette civilisation. Beaucoup sont croyants, sans doute, mais certains ne le sont pas, ou bien dirons-nous, ils croient « avec distance », comme le font bien des Occidentaux envers la chrétienté. 

Cette distinction est essentielle : sans elle, on méconnaîtrait cette réalité ténue mais cependant tangible de musulmans nullement gouvernés par leur foi tout en étant attachés à leur tradition. Et c'est bien dans cette fragile différence que j'entrevois, pour ma part, le mince espoir d'un islam moderne et apaisé. 



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Ces quelques commentaires ne sauraient amoindrir en quoi que ce soit l'immense intérêt procuré par Comprendre l'islam. J'ai voulu, à travers ces "notes de lecture", approfondir certaines idées abordées par ce livre, et chacun peut comprendre qu'un thème si vaste ne peut être épuisé par un essai conçu pour être concis et voué à l'efficacité du discours. Peut-être un prochain ouvrage d'Adrien Candiard nous permettra d'explorer certains des thèmes effleurés ici : nous l'attendons avec impatience.

Alain Chotil-Fani, février 2017

jeudi 2 février 2017

Fillon et la soupe au Canard

Eh ! Monsieur du Canard, où étiez-vous quand le crime fut commis ?



Tout le monde déplore avec juste raison les agissements d’un élu qui a été pris la main dans la marmite, mais personne ne remet en cause la marmite elle-même. Car enfin, que de telles pratiques aient pu perdurer pendant plus d’une décennie sans que cela ne fasse scandale, cela pose un sacré problème. Que dirait-on d’une police qui s’enorgueillirait de boucler un truand dix ans après un hold-up réalisé au vu de tous ? Et nos autorités judiciaires n’ont-elles pas prévu un petit budget pour faire un minimum de contrôle sur les finances distribuées à nos élus, parmi les monstrueux 57% du PIB consacrés aux dépenses publiques ?

Ben non. C’est que, voyez-vous, le système est un authentique pousse-au-crime. Les turpitudes qu’il permet (on n’ose écrire : « qu’il encourage ») en font un terreau de népotisme, de passe-droits de tout poil, de financements douteux sur le dos du contribuable.

On aura la peau de Fillon, se réjouissent certains. Bien. Mais personne ne parle d'avoir la peau du mammouth gavé de subventions qui rend justement possible des dérives à la Fillon. Le mot dérive est sans doute mal choisi : dans la logique interne des choses, il s’agit d’une marche normale des événements. Car l’échafaudage qui soutient la charpente démocratique a un vice de forme. Il a été fait en temps de guerre, pour un chef de guerre. La Ve République encourage le monarchisme, les dérives courtisanes, récompense les flatteurs et habiles intrigants en faisant taire les contre-pouvoirs. La constitution gaullienne a fait de notre système politique une institution obèse, pataude, à la fois toute-puissante et inefficace, qui engloutit jusqu’à la nausée l’argent des contribuables. Le résultat, on le voit aujourd’hui. Mais châtier le coupable ne rendra pas la pétaudière plus vertueuse.

La presse est-elle un contre-pouvoir ? Quand elle se déchaîne des lustres après les faits reprochés, on en doute. Imagine-t-on Woodward et Bernstein publier la bombe du Watergate au beau milieu des années 80 ? Ah, mais c’est vrai, c’étaient des journalistes, eux. Et leur journal ne bénéficiait pas des prébendes généreuses d’un état bienveillant. Doit-on s’étonner qu’une presse subventionnée puisse s’interroger à deux fois avant de donner un coup de pied à la marmite où mijote la soupe si savoureuse ? Le Canard, si fier de ne pas infliger de publicité à ses lecteurs, ne crache pas, semble-t-il, sur une manne de plus d’un demi-million d’euros en guise de compensation du tarif postal, si l’on en croit ceci. On aura connu des rebelles plus soucieux de leur indépendance. 

samedi 14 mai 2016

Fiasco : une nouvelle par les news

Que penserait de notre époque un historien du futur s'il n'avait à sa disposition qu'une vision des pages de news, telles qu'elles apparaissent dans internet avec leur seul titre et, parfois, le début de l'article, sans le détail de ces informations ?

Des news aux nouvelles, il n'y a qu'un clic dans Google Translate. J'ai donc décidé d'écrire une nouvelle avec des pages de news. De fausses infos, mais des infos crédibles - tel est en tout cas mon but. Le projet est de raconter une histoire par l'enchaînement, jour après jour, des actualités brutes telles qu'elles s'affichent dans un navigateur.

Les infos ne sont pas détaillées. Un clic sur leur titre affiche le jour suivant. Au lecteur de se faire une idée de ce qui est en train de se passer à partir de ce qu'il a sous les yeux.

Mon intention n'est n'est ni parodique, ni ironique, pas davantage pervertie par une idéologie extrémiste. Je me suis efforcé de conserver une stricte objectivité, à partir de l'observation quotidienne des flux d'informations déversés par le web.

Le résultat, Fiasco News, est donc une fiction, une oeuvre de l'imaginaire. Elle n'implique en aucune façon les personnes ou les organisations citées au fil des pages. Les opinions exprimées çà et là sont celles des journalistes - fictifs - qui les ont rédigées pour leurs journaux - tout aussi fictifs ; elles ne reflètent pas forcément mes propres convictions.

Je n'ai utilisé que des images dont les droits sont libres, en tout cas présentées comme telles dans les moteurs de recherche et diverses banques en ligne. Si tel n'était pas le cas, je m'engage à les retirer sur simple demande des ayant-droits.

Alain CF


samedi 9 janvier 2016

L’hypothèse interdite





La France moderne, et plus généralement la civilisation occidentale, se sont formées autour d’une idée maîtresse : la passion de la vérité. De là les principes de société qui récusent tout usage opérationnel d’une pensée magique. Cet attachement à la chose scientifique porte très concrètement ses fruits dans les progrès de la médecine et les grands projets industriels et techniques des XIX et XXe siècles. Le fait superstitieux, ou religieux, est dès lors confiné au domaine privé. Chacun, en effet, est libre de croire ou de penser ce que bon lui chante, tant que cette croyance ou cette pensée ne se traduisent pas par des actes (y compris politiques) en contradiction avec les droits naturels.

Nul ne songerait, en pays libre, à lui contester ce droit. Mais ce droit est au même titre celui de ceux qui critiquent cette pensée magique. La tolérance ne consiste pas à respecter bouche bée toutes les manifestations de l’irrationnel : elle se borne à refuser tout usage de la violence envers nos contradicteurs, et à mettre en oeuvre les principes du débat. Elle n’est pas, comme on l’entend trop souvent, un mutisme confit devant des gris-gris ou des manifestations bigarrées : elle doit être le droit de les juger et même, à l’instar d’un Swift, de les mettre en boîte.

De toutes les études qui déferlent sur la place des musulmans dans l’Europe de demain, je m’étonne de ne voir jamais formulée une hypothèse toute simple, pourtant évidente. La foi est une opinion ; un homme use donc de sa liberté en modifiant cette opinion. En dépit de cela, l'idée qu'un individu puisse délaisser sa foi en l'islam n'est guère envisagée. De même, un enfant né dans une famille musulmane n’est pas voué à devenir lui-même musulman : soit par volonté de sa famille de ne pas «l’embrigader» dans cette filiation civilisationnelle, et de lui laisser en quelque sorte le choix de s’orienter, une fois venu l’âge de raison, vers le mode de pensée qui lui paraît le plus approprié ; soit par son propre désir d’individu ressortissant d’un pays libre de s’émanciper d’une culture qui lui aurait été imposée.

L’hypothèse qu'un musulman demeure un individu par essence adepte de l'islam, ou que des musulmans n’engendrent que des musulmans, n’est pas seulement fausse : elle est dangereuse. Elle fait accroire l’idée que l’islam est une race, concept dangereux et controversé mais qui pourtant est implicite dans les projections d’avenir. L'on ne se défait ni de sa couleur de peau ni de ses origines, mais tout un chacun choisit son école de pensée. Il est étonnant que le sous-entendu de ces fameuses prospectives ne fasse pas scandale, sauf si l'on admet avoir renoncé à l’une des plus belles conquêtes de la modernité : celle qui rend l’individu souverainement libre.

Je ne suis pas dupe de l'aspect polémique de cette hypothèse. Par un renversement de sens aussi curieux que fâcheux, la simple évocation d'un affranchissement individuel est devenue le symptôme d’une insupportable barbarie. Rendre les hommes éclairés au sens voltairien, donc plus libres, est vu comme un inadmissible viol de l'esprit. Cette insoutenable légèreté de la pensée critique face aux injonctions du moment - ne pas amalgamer, ni juger ni stigmatiser, tout respecter, y compris les pires inepties, s'indigner, oui, mais uniquement contre nos propres valeurs - signe un renoncement devant le fait accompli et souligne notre abandon collectif de toute volonté à changer les choses.

Je ne m'illusionne pas au point de penser que cette émancipation puisse se faire aisément. Je ne suis pas assez naïf pour ignorer le poids des traditions et la force du nombre, et, parfois, les effets d'une vigilance tatillonne et quasi institutionnelle de préceptes religieux. Je ne méconnais pas les châtiments promis aux convertis et aux apostats. Mais je sais aussi que l'un des rôles de l'Etat est - ou devrait être - la protection scrupuleuse des individus : notre Déclaration de 1789 édicte la "résistance à l'oppression" comme l'un des droits imprescriptibles. Et j'observe çà et là, parmi mes connaissances, des témoins croisés sur la toile ou même des hommes célèbres (prenez Djibril Cissé), un mouvement timide mais bien réel de personnes ayant choisi de renoncer à l'islam.

Je pose ici un constat dénué de passion. Une presse souvent extrémiste a beau annoncer une "déferlante musulmane", le monde de demain n'est peut-être pas celui qui nous est promis. Je ne parle évidemment pas des islamistes venus porter le fer de la guerre en Europe, mais des autres gens venus en quête de refuge en fuyant la barbarie. Ces hommes peuvent changer : cette évidence me semble trop souvent oubliée. Encore faut-il que la société qui les accueille se donne les moyens de favoriser ce changement et de veiller à ce que les sourcilleux gardiens de la tradition ismaélienne se contentent d'exposer leurs arguments et renoncent de fait à toute action violente : c'est en renouant avec des valeurs aujourd'hui oubliées que les autorités favoriseront l'expression de cette liberté à reconquérir.



jeudi 17 septembre 2015

Migrants et Camp des Saints

La crise actuelle des "migrants" - ces personnes qui par milliers affluent du Proche-Orient pour rejoindre l'Union Européenne - donne une certaine publicité à un roman de Jean Raspail, paru en 1973, intitulé le Camp des Saints. Pourquoi pas : dans ce livre, un million d'Indiens s’embarquent sur une flottille de fortune, contournent l’Afrique et débarquent finalement en Provence. L’Occident s’avère incapable de prendre la mesure de l’événement. L’état français hésite, appelle au calme et finit par lancer une armée en pleine déconfiture. Le presse muselée et les sympathisants locaux achèvent le boulot. Les Indiens finissent par s’installer au sud de la France sans rencontrer de résistance. Seuls quelques braves tentent de s’opposer à l'invasion avant de périr.

L’histoire se veut une métaphore de la chute de la chrétienté, en écho à l’Apocalypse de St Jean (XXe chant) :
« Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la Terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la Terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. »
La tentation est grande, et l'auteur lui-même ne s'en prive pas dans sa préface, de considérer son oeuvre comme prophétique. S'agit-il d'une prémonition du Choc des Civilisations de Samuel P. Huntington ? On ne voit pas en quoi : l'essai du professeur américain n'évoque pas le remplacement d'une civilisation par une autre, et constate les difficultés d'une civilisation à accepter en son sein l'expression d'une autre civilisation portée par ses propres immigrés. Or s'il y a "choc", chez Raspail, c'est pour décrire l'afflux massif de hordes d'étrangers qui n'ont rien à voir avec les différentes vagues d'immigrations qu'a connue la France.

Métaphore, dira-t-on : je veux bien, mais il faut choisir. Si c'est une métaphore, la prémonition tombe. L'esprit de cette invasion métaphorique ne rejoint pas la thèse de l'Américain, sauf sur le plus petit dénominateur commun, qui est qu'un changement de civilisation - pour un pays ou un homme - est impossible. L'idée, discutable, existe - mais elle ne date ni de Huntington, ni de Raspail, ni même de leur bisaïeul, puisqu'elle fonde le Romantisme allemand.

Que dire alors de la comparaison avec la situation actuelle des "migrants" ?

Les migrants


A l'heure où j'écris ces lignes - ce matin du 17 septembre 2015 - on s'oriente vers la mise en place de centres d'accueil répartis sur le pourtour européen. Si le projet fonctionne, on pourra dire que la panique qui a saisi l'Union Européenne avec ces flux incontrôlés de personnes (en disant “incontrôlés”, je parle au sens propre : qui ont pénétré l'Union sans être contrôlés, soit par accord, soit par défaillance des autorités compétentes) n'aura été qu'une parenthèse. Regrettable pour plusieurs raisons, certainement, mais qui ne suffit pas à trouver son présage dans le Camp des Saints.

Si en revanche l'Europe échoue à contrôler les "migrants", il nous reste la tentative de comprendre de qui se composent ces foules. D'après les informations disponibles dans la presse, l'on trouve trois catégories de "migrants" bien distinctes :

  • les véritables réfugiés de guerre, sans foyer, sans métier, obligés de fuir pour survivre. A une époque l'on disait "la valise ou le cercueil". Ces hommes sont l'équivalent, à une autre époque, des boat people fuyant, dans la deuxième partie de la décennie 1970, le paradis communiste vietnamien.

  • des personnes qui ne sont pas réellement en danger mais qui veulent rejoindre l'Europe pour avoir une vie meilleure - pour eux ou leurs enfants. Ils ne viennent pas, ou du moins pas directement, de pays en guerre. On peut les appeler "migrants économiques", à défaut d'autre dénomination. Quelques sources nous parlent d’hommes originaires de pays d’Afrique (où il n’y a pas de guerre) ou de Turquie, où leur sécurité est assurée.

  • et, peut-être aussi, des terroristes, profitant de la foule pour infiltrer les pays européens : information sujette à caution et qu’il faut considérer comme telle, mais qu’il serait téméraire d’écarter définitivement, même si elle nous déplaît.

Il est difficile de qualifier dans un sens ou l’autre dans les proportions de ces catégories dans la masse des migrants. La raison est simple : beaucoup d'entre eux se sont introduits en fraude dans l'Union Européenne, en violant la frontière extérieure de Schengen, entre la Hongrie et la Serbie. De ce fait ils n'ont pas été enregistrés par les autorités hongroises. On a beaucoup parlé en France du manque de cœur, de l’égoïsme, du renoncement à "l’esprit européen" dont se seraient rendus coupables les Hongrois.

St Etienne, saint patron de la Hongrie (DR)

"Migrants : la Hongrie, honte de l'Europe ?" s’interroge Le Point (13 sept. 2015‎). "Réfugiés en Hongrie: Vienne dresse un parallèle avec la période nazie", annonce RFI.

Période nazie ? Il faut prendre garde aux mots. Un historien qui dans un siècle tomberait sur ces titres en déduirait que les garde-frontières hongrois ont embarqué de force les migrants dans des trains plombés, avant de les transporter dans des camps afin de les exterminer systématiquement. A l’heure où j’écris, cela n’est que délire, et si des heurts ont eu lieu, aucun mort n’est à déplorer en Hongrie.

Ainsi, est “nazi” l'Etat qui affirme son droit - et même son devoir - de contrôler les personnes qui veulent pénétrer son territoire ; “honteux” doivent être ceux qui refusent à l'autre le laissez-passer incontrôlé à travers leur territoire. Or, ce comportement nazi et honteux est précisément celui qu'exige l'Europe de Schengen envers les Hongrois :
"Les frontières extérieures ne peuvent en principe être franchies qu'aux points de passage frontaliers et durant les heures d'ouverture fixées."
Ce n'est pas un texte fasciste, mais un article du Traité de Schengen (http://www.senat.fr/europe/schengen.htm). Eh ! Il faudrait savoir : demande-t-on à un Etat d'être vraiment européen, c'est-à-dire d'appliquer les règlements que nous avons nous-mêmes exigé qu'il mette en oeuvre, ou bien qu'il renonce à ces accords chèrement vendus, en violant ainsi les engagements contractés envers l'Union ?

Que faire des fraudeurs ? le texte est sans aucune ambiguïté : ils doivent être sanctionnés.
"Les parties contractantes s'engagent à instaurer des sanctions à l'encontre du franchissement non autorisé des frontières extérieures en dehors des points de passage frontaliers et des heures d'ouverture fixées."
Voilà donc ce petit état égoïste qui ne fait que réaliser - ou qui s'y efforce - très précisément ce que nous lui avons demandé. Mais n'y a-t-il pas une clause humanitaire dans ce sommet de froide bureaucratie ? Certes. La voici :
“L'entrée sur les territoires des parties contractantes doit être refusée à l'étranger qui ne remplit pas l'ensemble de ces conditions, sauf si une partie contractante estime nécessaire de déroger à ce principe pour des motifs humanitaires ou d'intérêt national ou en raison d'obligations internationales.”
L'entrée de réfugiés "sans papiers" - ou plutôt sans les papiers requis en temps normal - est donc bien prévue. Mais avec une restriction, nous dit ce même texte européen :
“En ce cas, l'admission sera limitée au territoire de la partie contractante concernée qui devra en avertir les autres parties contractantes”
Les migrants admis en Hongrie au titre d'un motif humanitaire ne peuvent donc plus quitter la Hongrie - temporairement sans doute, il est vrai, mais sans la possibilité de se rendre illico en Allemagne via l’Autriche. Il s'agit, je le répète, ici d'un texte majeur avalisé par tous les membres de l'Espace de Schengen, et non d'un manifeste xénophobe concocté par on ne sait quel esprit pervers subjugué par la haine et voué à la renaissance du national-socialisme.

Mais les "migrants", dira-t-on à raison, affluaient en si grand nombre et en telle hâte que tout contrôle standard était désormais impossible. Ne fallait-il donc pas prévoir un cas encore plus exceptionnel que la situation déjà exceptionnelle d'accueil humanitaire prévue dans les accords ?

La question appelle plusieurs observations. Pour déterminer si la personne voulant entrer dans Schengen est un réfugié, si elle a droit à un statut protégé pour des raisons humanitaires ou, au contraire, si, nullement menacée de l'endroit d'où elle est partie, elle profite de l'aubaine de la masse pour rejoindre l'Union, il faut bien à un moment donné l'entendre, consulter ses papiers, décider à qui l'on a affaire. Je suis navré d'enfoncer des portes ouvertes, mais c'est la définition même d'une frontière. Sans le respect de cette règle élémentaire, tous ses efforts tendent à rejoindre une Europe dont il s'empresse de violer l'une de ses lois les plus essentielles.

Ensuite, si les candidats à l'entrée dans l'Union forcent par leur nombre la frontière hongroise, est-ce par la faute de la Hongrie ? La loi de la foule n'est jamais une justification, du moins on veut le croire. On a peu souligné le rôle étrange de la Macédoine et de la Serbie qui ont acheminé, gratuitement, ces milliers de personnes à travers leur territoire, contribuant ainsi à engorger les points de passage avec leur voisin du nord. On a aussi peu noté que la Serbie et la Macédoine sont des pays en paix, où les candidats à l'émigration européenne peuvent rester sans plus craindre les dangers qui les ont chassés de chez eux - du moins quand il s'agit de réfugiés. Où était dès lors l'urgence ? Je ne nie évidemment pas l'impatience légitime de personnes presque "au bout du voyage" : je dis qu'un séjour temporaire en Serbie ne faisait pas peser sur elles les mêmes menaces qu'elles ont subies en Syrie ou en Irak. La Serbie n’est pas dévastée par les fous de Daesh. La Macédoine ne vit pas sous le régime de terreur d’un Assad.

Les conditions d'une admission raisonnée et conforme aux accords de Schengen de ces milliers de personnes n'étaient dès lors pas réunies. La Serbie a jugé bon de les déverser par trains entiers au pied d'une frontière qui a cédé sous leur nombre, mettant la Hongrie en situation de prendre la mesure de ce déferlement incontrôlé. Faut-il ajouter que ce spectacle ahurissant n’a pu que provoquer ou accentuer la défiance d'un grand nombre de citoyens européens envers la foule des candidats à l’entrée ?

Je ne suis pas dupe du message caché derrière ces hauts cris. Viktor Orban, premier ministre pas très recommandable, est la cible de ces récriminations. Il est possible qu’il se mette à violer les règles de la démocratie, par exemple en ordonnant à ses troupes de tirer à balles réelles sur les réfugiés. Mais aujourd’hui, cela n’est pas arrivé : il faut donc considérer, non des conjectures ou des fantasmes, mais la réalité observable pour la confronter aux textes de l’Union Européenne.

Or, ce simple travail factuel et dépassionné, je dois avouer l’avoir cherché en vain dans la presse. Et quand la loi hongroise - en l’occurrence l’application des Accords de Schengen - est invoquée pour expliquer l’attitude des Hongrois, ce texte n’est même pas expliqué - et pour cause, il donnerait raison à cet état “honteux” et “nazi”. Ce travail pédagogique faisant défaut, l’accusation change d'angle d'attaque et assure que la Hongrie viole un autre texte, celui de la convention de Genève. C’est ce que déclare au journal Le Monde Marta Pardavi, présentée comme avocate, coprésidente du comité Helsinki hongrois (comité de surveillance du respect des droits de l’homme). Voici ce passage (article disponible à http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/15/hongrie-une-atmosphere-de-guerre-contre-les-migrants_4758106_3214.html)
Le Monde : Cette loi [hongroise] est-elle conforme à la convention de Genève sur les réfugiés ?
[M. Pardavi] : Non. L’article 31 de la convention de Genève dit que l’on ne peut pas sanctionner les demandeurs d’asile en cas de passage illégal.
Le Monde donne le lien vers la convention de Genève (http://www.unhcr.fr/4b14f4a62.pdf) sans pour autant prendre la peine de citer cet article 31. C’est bien dommage, car on se rendrait alors compte que cet article contredit l’assertion de M. Pardavi. Qu’on en juge :
RÉFUGIÉS EN SITUATION IRRÉGULIÈRE DANS LE PAYS D’ACCUEIL
Les Etats Contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières. (souligné par moi)
Ce texte est pourtant clair. Il parle de réfugiés qui, pour sauver leur peau, doivent quitter le territoire où ils sont menacés pour rejoindre directement un autre territoire, même sans autorisation. Il s’agirait, par exemple, d’Espagnols fuyant une guerre civile chez eux pour rejoindre la France par des sentiers clandestins des Pyrénées. Dans ce cas, le pays accueillant, signataire de la convention de Genève, ne saurait les sanctionner pour cela.

Or les migrants ne se présentent pas en Hongrie en ayant fui la Serbie, pays où ils sont incomparablement plus en sécurité que sous le régime de Bachar el Assad ou sous la férule de l’état islamique. Et encore faut-il, nous dit cet article 31 de la convention de Genève, que le réfugié fasse la démarche rapide de se présenter aux autorités pour exposer son cas, sans quoi des sanctions pénales s’appliquent : ce cas de figure n’est pas, selon nos informations, celui des migrants. Les images qui sont parvenues jusqu’à nous montrent des foules introduites sans autorisation en Hongrie se pressant dans la gare de Keleti à Budapest pour rejoindre au plus vite l’Allemagne.

Quel genre d’avocat M. Pardavi est-elle donc ? Est-ce le rôle d’un avocat que de méconnaître ou de déformer les textes qu’il cite pour soutenir sa thèse ? Comment une personne présentée comme spécialiste de ces questions a pu ainsi vider de son sens même la convention de Genève en accusant les Hongrois de la violer, alors que ce texte ne s’applique pas au cas présent ? Et Le Monde ne se donne même pas la peine de vérifier cette simple information, accessible en un clic, en induisant des idées fausses chez ses lecteurs. Est-ce bien la peine de vociférer sur la “honte” et d’invoquer le souvenir d’une époque fasciste, quand on renonce au simple fait d’informer et que l’on se fait ainsi complice de la propagande, comme aux pires heures de l'histoire européenne ?

Au camp “égoïste” dirigé par la Hongrie, on vient d’ajouter quelques autres pays ayant annoncé leur réticence ou leur refus à l’accueil des réfugiés. Il s’agit de la Pologne, de la Tchéquie, de la Slovaquie et de la Roumanie. Comment l’expliquer ?

"A la différence de l'Ouest, l'Europe centrale a échappé aux flux de population post-coloniaux, avance, de son côté Christian Lequesne, professeur à Sciences-Po Paris. Leur opinion n'a pas eu l'expérience du cosmopolitisme. Ils ne sont pas habitués à cohabiter avec des cultures distinctes."
C’est un peu vite dit. La population tzigane, présente dans ces territoires depuis des siècles, ne représente-t-elle pas une “culture distincte” de celle des nationaux polonais, tchèques ou roumains ? Va-t-on nier l’importance historique des Juifs en Bohême ou en Moldavie ? Budapest n’était-elle pas, de la dernière partie du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale, un carrefour où se retrouvaient des hommes de tous horizons ? La droite nationaliste d’alors vitupérait bien assez contre le “cosmopolitisme” honni de la capitale hongroise. Comment peut-on avancer que cette habitude de “cohabitation” avec des “cultures distinctes” manque cruellement à ces pays ?

En réalité la question posée - mais bien mal posée - est celle de la peur de l’islam : or, pour répondre à cette question, les postures idéologiques ne sont d’aucune aide et nul anathème ne saurait faire oublier que l’islamisme a déclaré la guerre à l’Europe.

Très chrétiennement, La Croix s’afflige et déplore “UN MANQUE D’EMPATHIE PARADOXAL” (http://www.la-croix.com/Actualite/Europe/Les-reticences-de-l-Europe-centrale-face-aux-refugies-2015-09-14-1356134)
Violences d’une journaliste hongroise contre des réfugiés, humiliations par des policiers à la frontière entre la Serbie et la Hongrie… Une telle crainte s’exprime dans sa version exacerbée ces derniers jours, soulignant un manque d’empathie, paradoxal dans des pays dont des milliers d’habitants, à l’époque communiste, ont eux-mêmes pris la fuite.
On peut penser que ces pays savent mieux que nous les circonstances de ces fuites : quand un Polonais, un Allemand de l’Est ou un Tchécoslovaque voulait passer à l’Ouest, il risquait d’être abattu sans sommation. S’il parvenait à franchir le rideau de fer, il devait se faire reconnaître par les autorités locales et subir des interrogatoires parfois poussés, et seulement ensuite, il pouvait rejoindre officiellement le monde libre.

Les Serbes traquent-ils les migrants pour les assassiner ? Les journalistes ne l’ont pas rapporté. Les migrants introduits frauduleusement en Hongrie se présentent-ils spontanément aux autorités pour faire reconnaître leur droit d’asile ? Il semblerait bien que non. Dès lors, où est le paradoxe déploré par La Croix ?

L’accusation, naturellement, embrasse une dimension plus vaste : comment des pays ayant vécu la dictature pendant plusieurs décennies peuvent-ils manquer ainsi de coeur ? Pour connaître un peu, ou parfois même assez bien, la mentalité de ces pays, je peux avancer une explication : leur histoire même fait qu’ils ne vivent pas dans le pieux mensonge qui, chez nous, a survécu au communisme. Ils savent fort bien qu’une politique guidée par les bons sentiments peut cacher la pire catastrophe. Cela, ils l’ont payé au prix fort, sous la férule d’une idéologie se présentant comme pacifiste, égalitaire et bienveillante, alors qu’elle n’était que haine, injustice et vouée aux crimes de masse. Tout comme nous, ils lisent les méfaits islamistes dans la presse, mais à la différence de nous, ils ne s’empressent pas de les expliquer par des aspects sociaux ou des réactions à la période coloniale - on a remarqué à juste titre qu’ils furent eux-mêmes envahis ou menacés par une grande puissance coloniale et musulmane, l’Empire Ottoman. Il faut sans doute voir là le désir de la Slovaquie de n’accueillir que quelques familles, toutes chrétiennes.

Je ne prétends pas qu’ils aient raison d’agir ainsi : je veux simplement souligner que l’apparent manque de cœur peut cacher une certaine lucidité, et que nous aurions tort de traiter par le mépris ces quelques pays qui ont peut-être des choses à nous apprendre.

La peur d’amener de l’eau au moulin de l’extrême-droite explique sans doute le refus, conscient ou non, d’examiner les faits. C’est une vieille scie identitaire que de considérer les étrangers comme une menace systématique - cette scie qui travaille toutes les pages du Camp des Saints. En l’occurrence, comme on peut penser qu’il s’agit majoritairement de musulmans, le péril de l’islamisme est exacerbé par la mouvance extrémiste. C’est précisément pour sortir de ce fantasme qu’un accueil raisonné et systématique des populations est nécessaire, de déclencher si besoin est la procédure d’asile humanitaire et de sanctionner les faux réfugiés - comme le demande explicitement l’article 31 de la convention de Genève. C’est l’honneur des pays démocratiques de combattre les dictatures et d’en accueillir les victimes ; cette politique exige en retour une véritable vigilance, comme à l’époque de la Guerre Froide, et pour des raisons en partie similaires.



Le livre


Et maintenant, qui sont les "envahisseurs" du Camp des Saints ? Sont-ils des réfugiés chassés par une guerre ? Des migrants économiques ? Des terroristes ?

Non. Rien de tout cela : il s’agit de mystiques. Leur but est d'occuper une terre de rêve (le Sud de la France) et d'accomplir ainsi une "prophétie", mettant un terme au "temps des mille ans". Ces damnés de la terre ne sont pas, comme nous le dit la presse aujourd’hui au sujet des migrants, des familles relativement aisées et diplômées.

Est-ce cependant un grand roman ? Non. Raspail tartine des gros mots à coups de moufles. Il cherche à être cru : il l'est. L’ouvrage reflète bien son époque, celle où un art - souvent mineur - veut choquer, secouer le bourgeois, démontrer combien notre société désacralisée est minable, habitée, à de rares exceptions, par des citoyens sans âme ni courage. Ce sont les années des films crépusculaires, la Planète des Singes ou la Nuit des Morts-Vivants, du western spaghetti, où la fripouille sans foi ni loi a remplacé John Wayne et autres grands mâles blancs dominants. Les hordes d’immigrés évoquent les théories - fausses - de l'essai La Bombe P, grand succès de 1968 dû à Paul R. Ehrlich, qui prévoyait la destruction du monde à cause de la croissance des populations.

Cette balourde exhibition de mauvais goût et de désespoir n'a finalement engendré que des œuvrettes racoleuses et sans fond, n'en déplaise aux nostalgiques des séries Z qui voudraient élever un film de zombies au niveau d'un Citizen Kane. Bien dans son époque, le roman de Jean Raspail multiplie les provocations. L'étranger n'a pas de visage : c'est une foule, comme celle des fourmis, une infection microbienne. Les seuls Indiens détachés de la masse sont un répugnant coprophage et son rejeton, une créature difforme sans membres et apparemment animé d'un esprit démoniaque.

Les héros de Raspail sont des assassins : Calguès, professeur de lettres, abat un jeune sympathisant des Indiens dès les premières pages du livre.
"J’aurais probablement fait un bien mauvais soldat. Toutefois, avec Actius, je crois que j’aurais joyeusement tué du Hun. Et avec Charles Martel, lardant de la chair arabe, cela m’aurait rendu fort enthousiaste, tout autant qu’avec Godefroi de Bouillon et Baudoin le lépreux. Sous les murs de Byzance, mort aux côtés de Constantin Dragasès, par Dieu ! que de Turcs j’aurais massacrés avant d’y passer à mon tour !"
Après son discours, Calguès tue simplement son interlocuteur. Le vieil amoureux des lettres sera l'un des rares personnages "positifs" du roman. Par "positif" j’entends qu'il est, sous la plume de Jean Raspail, l'un des seuls qui tente de s'opposer à l'invasion, sauvant en quelque sorte l'honneur de la France. Ses compagnons se nomment Constantin Dragasès, homonyme du dernier empereur de Byzance - le dernier Romain, pour ceux à qui cela échapperait - ici colonel à la tête de chars d'assaut. Il écrase sans sourciller un opposant étendu en travers de la route. Luc Notaras, capitaine du cargo Île de Naxos (oui, les symboles se ramassent à la pelle), sème la mort parmi des Indiens naufragés :
"Et droit devant, sous la proue du navire lancé à pleine vitesse, commençait le champ marin de fleurs noires aux pétales blancs, morts et vivants balancés par la houle comme une cressonnière humaine. À vingt-cinq noeuds, le cargo grec île de Naxos, par la volonté de son capitaine et la passivité coupable de son équipage, perpétra en cinq minutes un millier d’assassinats. Hormis les actes de guerre, ce fut probablement le plus grand crime de l’histoire du monde jamais commis par un seul homme. Un crime que le capitaine Notaras considérait justement, à tort ou à raison, comme un acte de guerre, probablement commandé par le nom qu’il portait et le souvenir qui s’y rattachait"
Ses héros - disons - sont donc d'affreux jojos assassins et fiers de l'être. L'objectif est simple : il faut taper à l’estomac. Raspail se régale en voulant faire hurler ceux qu'on n’affublait pas encore du sobriquet “droitsdelhommiste”. C'est une guerre, et en guerre, tout est permis, n'est-ce pas ? L'argument des tortionnaires de tout poil, ces bienfaiteurs dont l'humanité s’enorgueillit tout au fil du XXe siècle et aujourd'hui, se retrouve ici chez les derniers remparts de la chrétienté.

On se demande comment un ouvrage si mal écrit paraît avoir rencontré un tel succès. Il fallait l'art d'un Houellebeck, tout en ironie et en finesses, pour décrire ce déclin d'un monde, chose que l'on regrette à chaque pas que font les gros sabots de Raspail. Kundera ou Muray ont écrit des pages incomparablement plus pertinentes et intelligentes sur la mort de l’Europe.

Mais ici, l’auteur abuse des énumérations et des points de suspension : c'est que le narrateur, plus proche de Barjavel que de de Céline malgré tout, est aussi un acteur du combat. Il ne suggère pas, il assène. Il ne décrit pas, il vous enfourne ses certitudes avec un refouloir. Il est si accaparé par son sujet qu'il en néglige les règles de l'art. Sa conviction d'avoir raison contre un monde impuissant fait de son livre une caricature assommante. Raspail badigeonne joyeusement un récit de sang et de haine avec des pinceaux gras. Le résultat est un livre pénible, verbeux et prévisible, sorte de condensé de tout ce que la vieille droite française peut avoir amassé de rancœur au fil du temps. La mollesse de nos contemporains fait écho à la débâcle de 1940. L'Etat est impuissant, ferme dans ses déclarations et couard dans l'application d'une quelconque politique. La mondialisation (le terme n'est pas employé, pas encore à la mode en 1973, mais l'idée est là) est un mal souverain, car elle dilue notre identité. La religion chrétienne n'est plus qu'un ectoplasme.

Raspail n'a écrit ni prophétie ni oeuvre littéraire de valeur. Il pose cependant une question qui reste pertinente : un certain aveuglement angélique devant une réalité qui nous déplaît. Hélas, mille fois hélas, sur ce point précis, il est impossible de lui donner tort.

samedi 22 novembre 2014

Le Suicide Français d'Eric Zemmour : une critique

Eric Zemmour aime la France, c'est sa raison d'écrire. Il aime la France, son passé prestigieux, ses écrivains, sa place dans l'histoire qui la mettaient en position de dominer le monde, de parler en maître à l'Allemagne, à l'Angleterre et à la Russie, de se tenir à distance des Américains cauteleux.

Le Suicide Français, sous-titré Les 40 années qui ont défait la France, tient une chronique rétrospective des événements qui selon l’auteur ont fait de la France un pays déconstruit, un bateau ivre, une nation de second rang au bord de la guerre civile. Chaque chapitre est conçu selon le même modèle. Le point de départ est une date, de 1970 à 2007, et l'exposé d'un fait de société de cette année : une décision politique, une chanson, un film, ou encore une partie de football. Il rappelle le contexte de cet événement et en développe les conséquences. Elles sont toujours négatives : le fait que l'on pensait anodin portait en lui un ingrédient qui, on le voit maintenant, a fait reculer la nation française, participait d'une sourde entreprise à notre déclin. Les décideurs angéliques préparaient le suicide français.


Des polémiques


Le chapitre sur le droit des femmes (17 janvier 1975 - La femme est l’avenir de l’homme) a choqué. L'auteur ne prend pas une position pro-vie, ne dit pas que l'embryon est un être humain, ou qu'il souffre. Son discours est autre : « Quand Debré entend le mot avortement, il ne sort pourtant ni son revolver ni son crucifix, mais sa calculette. Il compte et il pleure. Il compte les enfants qui manqueront, selon lui, à la France et il se lamente sur la puissance perdue, enfuie à tout jamais. » J'ignore si le calcul est défendable, et si la baisse de la natalité est due, et en quelle proportions, à la loi sur l'avortement. Zemmour souligne le militantisme du MLF et l’abdication des hommes. Mais jamais il n'étudie l'hypothèse d'un maintien de l'interdiction d'avorter. Si notre démographie se serait mieux portée – ce que je ne sais pas dire – est-ce qu'il fallait continuer avec ce réseau d'avorteurs clandestins, plus ou moins véreux, que l'on payait au noir, avec les risques sanitaires que l'opération comportait ? Fallait-il que les femmes continuassent à se rendre à l'étranger pour se faire avorter dans des conditions acceptables ? Ces questions ne sont pas débattues : or elles sont au cœur du débat.

D'autres passages ont fait polémique. Les Juifs français protégés par Pétain ? « Les mêmes (historiens de l'après-guerre) expliquaient le bilan ambivalent de Vichy par la stratégie adoptée par les Pétain et Laval face aux demandes allemandes : sacrifier les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français. », écrit Zemmour. La thèse surprend. J'aurais aimé que ses contradicteurs, à la télévision, lui opposent des éléments historiques. Je n'ai vu qu'échanges de noms d'oiseaux et anathèmes. N'étant pas historien, pour ma part, je note cette thèse surprenante, dans l'attente d'être plus instruit. Le point qui fait débat est celui des intentions : Vichy a-t-il réellement voulu préserver les Juifs français de la barbarie nazie ? Ou bien le nombre de sauvés ne s'explique-t-il que par le retard d'application du sinistre plan ? Zemmour choisit la première hypothèse, ce en quoi il ne semble pas suivi par la plupart des historiens contemporains. Mais la question devrait mériter une réponse pédagogique, argumentée, plutôt que de regrettables coups de sang qui ne servent pas la cause de la vérité historique.

L'insupportable libéralisme


Mais Zemmour n'aime pas toute la France. Une chose lui déplaît souverainement dans la Révolution Française : c'est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Le mot de déclaration est essentiel. Les auteurs du texte se posaient en observateurs d'une réalité qui les dépasse. Ils déclarèrent donc – et non décidèrent – que l'homme est naturellement libre, et que ce droit est imprescriptible. Cette liberté fondamentale ne provient donc pas du bon vouloir d'un gouvernement : elle précède toute posture politique. Elle n'est pas une loi que l'on peut faire et défaire : c'est une vérité avec laquelle il faut composer.

Ce discours est libéral au sens premier. On l'a peut-être oublié : les premiers révolutionnaires étaient des libéraux. La gauche des origines était libérale. Mais voilà : ce libéralisme est insupportable pour Zemmour, qui place l'Etat au-dessus de tout. L'Etat, c'est Napoléon, c'est de Gaulle, de grands hommes qui avaient compris le jeu intime des nations - l'ennemi anglais, la puissance allemande – et s'efforçaient de donner à la France sa juste mesure.

En aimant l'Etat français, quand il est fort, Zemmour ne tolère aucun pouvoir qui puisse lui être supérieur. On comprend mieux pourquoi la phrase de Marx, qui explique que tout droit est le droit de la classe dominante, plaît tant à Zemmour. Elle introduit le relativisme, dans la lignée de Johann Gottfried von Herder, là où 1789 proclamait un absolu. Ce relativisme fait de Zemmour un héritier du romantisme, à l'instar de Marx qu'il cite à tout champ, un romantique nationaliste français. Voici cet étrange penseur : un Français qui rejette l'enseignement de nos Lumières, à portée universelle, pour lui préférer le culte du local. Cette posture le met en position de refuser tout libéralisme, ou plutôt ce qu'il imagine être du libéralisme. Car dans le domaine Zemmour confond loi du marché, libre-échangisme, capitalisme et libéralisme, termes qu'il emploie indifféremment dans ses différentes chroniques au moment où la cause du malheur doit être expliquée.

Ainsi l'on lit que la Chine serait "économiquement libérale". L'expression révèle une incompréhension manifeste : le libéralisme n'est pas une doctrine économique. Un pays non libéral dont l'économie serait libérale est une contradiction dans les termes. Dans une Chine libérale, un entrepreneur pourrait faire traduire et diffuser les écrits de Zemmour ; or celui qui aurait une telle audace aujourd'hui risquerait fort de se retrouver emprisonné dans le goulag local, le sinistre loagai. Un pays avec des camps de rééducation n'est pas un pays libéral. La Chine n'est pas libérale. Son économie est capitaliste et, contrairement à ce qu'écrit Zemmour, il y a beaucoup d'exemples de dictatures capitalistes. Zemmour cite le Chili de Pinochet. Il aurait pu ajouter la Yougoslavie de Tito, le Mexique pour une bonne partie du siècle dernier, les « dragons asiatiques » parmi d'autres. Pays tous capitalistes sans être libéraux pour autant.

C'est pourquoi Eric Zemmour se trompe quand il raille une pensée naïve qu'il prête aux libéraux, selon lesquels, à l'en croire, le « libéralisme économique s’accompagnerait inéluctablement de sa version politique des droits de l’homme, démocratique et libérale » : ce qui compte avant tout c'est la liberté, qui s'impose naturellement au domaine économique comme aux autres. C'est aussi pourquoi l'expression qu'il emploie de « libéralisme modéré » est un non-sens.

Ailleurs, Zemmour écrit : « Ils s’opposaient à la "mondialisation néolibérale" sans comprendre que l’expression était un pléonasme. ». C'est faux : la mondialisation aurait pu être nazie ou soviétique ; elle représente encore le but des islamistes. Nos anciens anti-mondialistes se sont rebaptisés alter-mondialistes : il veulent une autre mondialisation. Autrement dit ce n'est pas la mondialisation qui les révulse, mais la mondialisation telle qu'elle s'annonce aujourd'hui.

Le libéralisme serait donc, selon l'acception majoritaire reprise ici par Zemmour, une entreprise d'esclavagisme vouée au seul profit. On se demande bien pourquoi Victor Schoelcher, le député qui fit voter l'abolition de l'esclavage, n'était ni socialiste ni marxiste d'aucune obédience, mais libéral. Pourquoi la loi qui limitait le travail des enfants fut présentée par des députés libéraux. Et pourquoi ces profiteurs égoïstes obnubilés par l'argent auraient combattu tant d'années pour enfin arracher à Napoléon III le droit de grève. Il y a plus : bien des syndicalistes actuels s'étrangleraient si on leur rappelait que c'est un ministre libéral, Pierre Waldeck-Rousseau, qui a autorisé le syndicalisme en France ; le même Waldeck-Rousseau qui lança en 1899 la révision du procès d'Alfred Dreyfus.

De Marx à Marchais


Voilà, sous la plume de Zemmour, Marx en phare de la pensée universelle, plus actuel que jamais. Or encenser Marx, c'est chanter les louanges d'un architecte au génie hors pair, dont tous les immeubles se seraient effondrés en massacrant la moitié de ses occupants et en laissant les autres infirmes.

Que vaut donc une pensée dont la moindre mise en œuvre ne s'est jamais traduite qu'en terme de pénurie, d'arbitraire, de séquestration et de massacres de masse ? Marx, avec son état tout puissant – et donc responsable de tout – plaît à Zemmour qui ne supporte pas le libéralisme. Dans chaque chapitre de son livre, les causes de l'échec sont identifiées : elles se nomment le marché, les Américains, l'approche libérale. A en croire Zemmour, nous vivons dans une soupe libérale depuis quatre décennies, et de là vient le désastre français. Taper sur les « libéraux » est un réflexe constant de la classe politique française, et on regrette de voir Zemmour tomber dans le même sempiternel panneau. La loi de la jungle ? Le libéralisme. Les travailleurs-esclaves ? Le libéralisme. L'affaiblissement de l'école ? Le libéralisme.

Tous les maux de la Terre ? Le libéralisme, le libéralisme vous-dis-je ! Pourrait s'exprimer Toinette-Zemmour.

Sa détestation du libéralisme, responsable de tous les malheurs, le pousse naturellement à réhabiliter la mémoire de Georges Marchais. Le métallo au langage fruste, digne représentant de la classe ouvrière, a laissé un souvenir amusé dans l'imaginaire des enfants de la télé. Gardons-nous des faux souvenirs : l'homme n'était pas qu'un pitre. Le premier secrétaire du PCF, parti grassement payé en sous-main par le grand frère soviétique grâce aux bons offices de la Banque du Nord, était un féroce idéologue, rompu à toutes les techniques dilatoires destinées à déstabiliser ses contradicteurs pour éviter de répondre aux questions sensibles.

Ses attaques personnelles, sa mauvaise foi terrorisaient les journalistes. Marchais donc, « dernier gaulliste » pour Zemmour, s'était engagé volontaire pour travailler au profit des Nazis pendant la guerre. Singulier gaulliste, en vérité, que cet opportuniste planqué chez l'ennemi, logeant à l'auberge du Bélier Bleu à Augsbourg, ainsi que l'avait révélé l'Express, petit collabo n'ayant même pas l'excuse du STO – un simple examen des dates prouve qu'il travaillait chez Messerchmidt avant l'instauration du travail obligatoire, en 1942. Marchais œuvrant pour le national-socialisme mettait ses pas dans ceux de Thorez, réfugié à Moscou avec un laisser-passer allemand.

Marchais rejetant les « deux blocs » ? Zemmour invente. Le 1er secrétaire du PCF déjeunait avec les Ceaușescu au bord de la Mer Noire et estimait que le Soviet Suprême était plus libre que notre Assemblée Nationale. Là où Zemmour croit deviner une prescience extraordinaire d'une nouvelle époque soumise à la toute-puissance capitaliste, il n'y avait en réalité que débandade face à la crise des électeurs. L’ouvrier remplacé par l'émigré, voilà qui allait précipiter la chute de l'électorat traditionnel – un électorat qui devait préparer bien évidemment le Grand Soir avec la main bienveillante des sbires de Brejnev. Zemmour voit de la lucidité où il n'y avait vraisemblablement qu'une pitoyable tentative de colmater la fuite des votes.

Zemmour rapproche l'intervention soviétique en Afghanistan et la guerre que menèrent au début du XXIe siècle les Américains : ne s'agissait-il pas de combattre le péril islamique ? C'est évidemment une illusion. L'invasion de 1978 était le fait d'arme d'un pays totalitaire, avide de dominer le monde, qui entendait ainsi affirmer sa puissance en Asie, ajouter un nouveau pays à son empire. A cette époque les Talibans n'existaient pas. Et tous les Afghans qui défendirent leur pays n'étaient pas des islamistes. Avons-nous oublié Massoud ? L'Amérique est entrée en guerre, avec l'aval de l'ONU, contre un pays complètement différent, mené par des fous de Dieu qui avaient offert l'asile aux responsables des attentats du 11 Septembre. Et non pour y installer un dictateur à leur botte à la façon soviétique : l’Amérique se moquait comme d’une guigne de ce pays lointain et arriéré et n’y est allé qu’en réponse à une agression, au contraire des Soviétiques, impérialistes par essence.

Quant à la lettre de Marchais pour défendre l'enseignement de l'histoire à l'école, ne nous y trompons pas. On sait de quelle histoire il s'agit : celle où il n'a pas été volontaire pour travailler en Allemagne mais victime du STO ; celle où les révolutionnaires de 1956 à Budapest étaient des agents impérialistes ; le monde enchanté où la RDA est un modèle de réussite économique, où l'URSS regorge de récoltes faramineuses, digne sauveuse d'une Russie tsariste encore au Moyen-Âge. Contrôler l'enseignement de l'histoire, ce vieux rêve de tous les idéologues.

Erreurs et approximations


La logique des deux blocs, qui permettait à de Gaulle de se placer en sage arbitre entre deux adversaires, est un mythe. Il n'y avait, il n'y a jamais eu deux blocs. D'un côté, un empire totalitaire, sans élections libres, sans liberté de la presse, sans liberté de circuler ; de l'autre, des pays plus ou moins libres, plus ou moins démocratiques, plus ou moins d'accord entre eux. De Gaulle voyait le monde comme au XIXe siècle, sans comprendre qu'après la guerre les idéologies primaient les nations. Zemmour peut construire un discours rétrospectif sur ces 40 années, mais cela ne le dispense pas de respecter les faits : or sur ce point nous restons sur notre faim. Le livre comprend beaucoup d'approximations ou de choses fausses : Marchais n'était pas victime du STO, Harlem Désir (et non Malek Boutih) était président de SOS Racisme au moment de l'affaire des voiles à Creil, c'est Hara-Kiri et non Charlie Hebdo qui fit sa fameuse une après la mort de de Gaulle, le monde n'a pas été partagé à Yalta contrairement au délire gaulliste.

Il insulte la mémoire de Guynemer quand il assène que la « Première Guerre mondiale (était le) premier conflit de l’Histoire qui ne fabriquait pas de héros autres qu’anonymes ». Il croit qu'Internet est « le corollaire » du PC quand ces deux projets n'ont à l'origine rien à voir, et qu'internet est même plus ancien. Il croit que Gorbatchev a été pris d'un réflexe « hamletien » en refusant de massacrer les foules de 89 alors que George Bush avait prévenu sans ambiguïté qu'une action violente ne laisserait pas l'Amérique inactive. Il parle du « cow-boy Camel » (et non Marlboro). Il croit, comme tant d'autres hélas ! que Fukuyama annonçait la « Fin de l'histoire », quand l'essayiste américain examinait le monde contemporain selon la grille de lecture hegelienne revue par Kojève. Il oublie les Coupes des confédérations de 2001 et 2003 quand il affirme qu'après l'Euro 2000 « le football français n’a plus remporté une seule compétition internationale. » Il se méprend en écrivant mal "Ceaucescu". Il attribue à Karl Marx un passage de l'Esquisse d'une critique de l'économie politique de Friedrich Engels. Il voit dans la célèbre Pétition des fabricants de chandelles de Frédéric Bastiat une « intention providentialiste » que le texte n'évoque en aucune manière. Il méconnaît l'histoire musicale quand il profère que « les Beatles sont assez vite rentrés dans le rang de l’embourgeoisement et de la variété musicale » : que l'on compare l’inoffensif Love me do (1963) et A Day in a life (1967), avec ses allusions à Krzysztof Penderecki.

Zemmour affirme que la gauche « refusait par principe de se sentir étrangère à un soulèvement d’où qu’il vienne. Elle était avec les communistes russes en 1917 ; avec les Chinois en 1949 ; avec les Cubains en 1959 ; avec le FLN en 1962. » C'est trop vite dit : la gauche était-elle du côté des insurgés de Budapest en 1956 ? Des révoltés tibétains contre l'occupation chinoise ? des Vénézuéliens contre Chávez ?

Il tord la pensée de Levi-Strauss : « Comme l’avait deviné dès 1962 Claude Lévi-Strauss : "Le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre." L’heure venue, le Marché s’emparera sans mal de ces hommes déracinés et déculturés pour en faire de simples consommateurs. »

On ne voit pas le lien entre les deux phrases. Lévi-Strauss parlait des sciences humaines, incapables selon lui de définir un homme mais bien au contraire d'en faire valoir les infinies richesses. Zemmour s'empare de cette opinion pour disserter sur le maudit marché qui veut faire de nous des « hommes déracinés et déculturés », de « simples consommateurs ». Chacune de ces deux phrases peut être discutée, mais il n'y a pas d'enchaînement logique entre elles.

Quand il annonce que « Depuis les deux guerres mondiales, la guerre était devenue un tabou en France et dans tout le continent européen. On était persuadé en Europe (et seulement là) que l’avenir appartenait au droit, aux normes et au marché. Le canon était désuet, condamné à rouiller dans les poubelles de l’Histoire », il oublie la majeure partie du continent européen, dans laquelle l'état de guerre ou la guerre elle-même étaient des réalités : à Budapest, à Prague, en Pologne ou en Yougoslavie, la force militaire s'est déployée sans vergogne, faisant couler le sang de nations européennes. Il oublie que la seconde guerre mondiale ne s'est terminée, pour ces peuples, qu'en 1989, ou même une dizaine d'années plus tard pour les ex-Yougoslaves. Et il oublie de mentionner ce fait inouï dans toute l'histoire : jamais des états membres de l'Europe politique, la CECA, la CEE et l'UE, ne sont entrés en guerre les uns contre les autres. Nous qui vivons dans un continent dont l'histoire est parsemée d’invasions guerrières, dans lequel trois décennies de paix étaient il n'y a pas si longtemps un événement exceptionnel, nous devrions pourtant savoir ce que l'Union Européenne nous a apporté. Le marché, voyez-vous, est un ennemi si redoutable qu’il nous prive de notre droit fondamental de guerroyer une nouvelle fois, et de montrer aux Allemands qui est le maître en Europe continentale. Est-ce au détriment de la souveraineté ? Sans doute. Faut-il le regretter comme le fait Zemmour ? A chacun d'en décider. Mais pour cela il faut poser les faits : c'est ce qui manque ici.

Le Suicide Français est parcouru par une intention finaliste. Les événements n'arrivent pas par hasard, et quand le fil est ténu, Eric Zemmour fait parler les morts. Le Luron et Coluche avaient « une grande prescience », et ce dernier agissait «  comme s’il sentait qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. » « Les communicants mitterrandiens avaient deviné les temps à venir ». L'intervention divine n'est jamais absente : « La punition céleste poursuit toujours les méchants là où ils ont péché. »

Sur la disparition à quelques mois d'intervalle de Coluche, Le Luron et Véronique Mourousi, il note :

« Dans l’Antiquité, ces morts accumulées auraient été vues comme des présages sinistres, entourant cette parodie d’une aura funeste. Mais nous nous croyons à l’abri de toutes les malédictions des Dieux »

Ce passage n'est pas clair. Que faut-il comprendre ? Qu'une société superstitieuse aurait pensé que ces morts n'arrivent pas par hasard ? C'est, d’un point de vue factuel, exact. Mais une société lucide ne pense pas ainsi. Faut-il regretter les temps où l'on croyait à des interventions surnaturelles ? A un monde gouverné par des forces inintelligibles ? « Nous nous croyons à l’abri de toutes les malédictions des Dieux », écrit Zemmour. Reversement sémantique : devient croyant celui qui précisément récuse les croyances. On peine à lire cette vieille scie, qui voudrait que l’athée soit un croyant comme les autres. Encore un indice de l’approche relativiste choisie par Zemmour.

Le procès de de Gaulle


Eric Zemmour a raison de dénoncer le capitalisme de connivence (ce qu’il croit être le libéralisme) sans se rendre compte que la connivence est l’enfant naturel d’une société où tous les pouvoirs sont concentrés, fruit d’une Constitution toute-puissante.

Le libéralisme en politique est bien oublié en France, et absent du débat depuis plusieurs décennies. Zemmour, comme tant d'autres, guerroie contre un fantôme.

Cette mise en accusation d'un pur fantasme cache un procès qui hérisse Zemmour. Celui du gaullisme politique, de cette période dont nous avons hérité une Constitution, adoptée en temps de guerre par un chef de guerre, qui rend l'Etat obèse, pataud et dilettante. Un état tout puissant et incapable de la moindre souplesse, gorgé d'impôts et de subventions, qui a oublié le fondement même de la République, qui est d'assurer la liberté à chacun tant qu'il ne nuit pas aux autres ; de garantir le droit de propriété, ce droit qui hérisse les marxistes de toute tendance. Un Etat qui octroie à son chef le pouvoir de dissoudre l'Assemblée, alors que la motion de censure des députés ne touche que le Premier ministre. Un tel pouvoir entraîne sa propre voracité. Si déclin de la France il y a, depuis l'époque de de Gaulle, ce n'est certainement pas à cause d'une approche libérale, qui n'a jamais existé que dans les pires cauchemars de certains.

Bien au contraire, dans la droite lignée des pouvoirs exorbitants de la Constitution, le pays succombe à l'hypertrophie galopante, année après année, des charges que l'Etat accumule, des affaires qu'il estime de son devoir de réguler sans rien y comprendre et surtout sans qu'il lui soit demandé son avis : qui contrôlait le Crédit Lyonnais quand l'établissement a fait faillite ? L'Etat. La leçon est valable pour l'étranger. La crise des subprimes vient d'une injonction du gouvernement américain à ses administrations de financer les ménages pauvres : le monde devait se fracasser contre le mur de la réalité et l'insolvabilité des malheureux ménages financés à fonds perdus. Évidemment on n'accusa pas l'Etat mais ces rapaces de capitalistes, quand l'origine du désastre fut un geste social que n'aurait pas renié Mélenchon.

Zemmour reste pertinent au sujet de l’islam. Il a raison de dénoncer l’aveuglement de la gauche française après l’attentat de la Rue Copernic, automatiquement attribué à l’extrême-droite alors que les coupables venaient du Proche-Orient. Il pointe avec justesse la détestation de soi qui a saisi les Français, en prenant pour exemple la chanson Lily de Pierre Perret ou le film Dupont Lajoie d'Yves Boisset. Nous serions tous racistes, incapables d’empathie, de véritables incarnations du beauf de Cabu. Ce qui était une alerte salutaire dans les années 70 : attention à ne pas devenir comme eux ! - est devenu un modèle imposé à la nation. Vous voulez interdire les prières dans les rues ? Mais vous êtes un Dupont Lajoie, monsieur.

On s’étonne de ne pas trouver d’allusion au Sanglot de l’homme blanc, essai de Pascal Bruckner (1983) construit autour de cette thématique, ou au dernier ouvrage de Christian Jelen, le percutant La guerre des rues (1998). Eric Zemmour aurait aussi pu citer les films parodiques OSS 117 avec Jean Dujardin ou le grand succès Intouchables, qui procèdent de la même approche : le Français est stupide, l’étranger toujours admirable. Du côté de la bande dessinée, on pouvait rappeler l'existence d'une courte histoire de Gérard Lauzier, Paris sera toujours Paris, à la fois scandaleuse et brillante, comme souvent chez ce grand dessinateur. On est aujourd'hui étonné de trouver, au générique du sketch qui en a été adapté en 1985 pour le film Tranches de vie, les noms de Josiane Balasko et Jean-Pierre Darroussin.

Ces passages intéressants - au sens où ils ouvrent un vrai débat sans s’appuyer sur une histoire reconstruite, mais sur une réalité plus proche et donc plus tangible - méritent d’être lus. On rapprochera l’histoire du voile à Creil avec la remarquable analyse qu'en a faite Alain Finkielkraut avec son livre l’Identité malheureuse.

Relire Revel


Jean-François Revel, dans un livre bouleversant de 1983, Comment les démocraties finissent, avait donné sa propre analyse d’un suicide, non pas français, mais des pays libres en général. Revel pointait l’ennemi des années 80 : l’URSS et ses alliés objectifs, et tous ceux qui, à leur insu ou non, relayaient les thèses soviétiques en terre démocratique.



Sa pensée reste du plus haut intérêt. Les mécanismes qu’il décrit sont les mêmes aujourd’hui, qui poussent une partie de la population à prendre fait et cause, et parfois les armes, contre les démocraties. Jean-François Revel était, selon Zemmour, « porté par un antimarxisme militant qui l’aveuglait souvent » : l’on ne voit rien, ni de près ni de loin, qui justifie pareil jugement. Il faut lire et relire la Tentation totalitaire, Ni Marx ni Jésus, la Connaissance inutile, la Grande Parade et tant d’autres ouvrages pour comprendre à quel point cet auteur était dans le vrai à une époque où tout le monde, ou presque, se trompait. Il n’était pas antimarxiste, c’étaient les marxistes, au nom de leur prétendue science, qui étaient anti-Revel. Revel n’était pas militant : il défendait la démocratie, la liberté, et ne se laissait pas tromper par les communiqués officiels de la Pravda, quand tout le monde célébrait le miracle soviétique, est-allemand ou bulgare, et qu'en 1976 Jacques Delors décrivait dans un mémorable Apostrophes les mérites de la République populaire de Hongrie.

Il ne se laissait pas embrigader, à la différence de Zemmour, dans l’histoire réécrite de la chute d’Allende. Et, au contraire de Zemmour, il n'a pas plus succombé au réflexe moutonnier anti-américain, quand bien même il savait fustiger la politique des Etats-unis.

Mais Revel était un libéral. Cette étiquette infamante devait lui interdire la juste reconnaissance. On s’étonne de ne pas trouver son oeuvre en librairie, à l’exception du consensuel et insipide Le Moine et le Philosophe, co-écrit avec son fils Matthieu Ricard. Tout homme cultivé devrait lire Revel : pas pour nier Zemmour, mais pour comprendre qu’une autre approche d’un déclin occidental existe, étonnamment lucide et contemporaine, soucieuse des faits et sans aucun doute plus pertinente que celle du Suicide Français.


Alain Chotil-Fani, novembre 2014


La tentation totalitaire (1976) : le livre d'un homme de gauche qui scandalisa la gauche


Quelques liens


La Pétition des fabricants de chandelles de Frédéric Bastiat : http://bastiat.org/fr/petition.html

Site consacré à Jean-François Revel : http://chezrevel.net/

Le libéralisme pour les débutants : http://www.dantou.fr/

Paris sera toujours Paris, avec Josiane Balasko et Jean-Pierre Darroussin, extrait du film Tranches de vie de François Leterrier (1985) d'après une bande dessinée de Gérard Lauzier : http://youtu.be/lrhj4hHtxFQ

Les accords de Yalta : http://mjp.univ-perp.fr/traites/1945yalta.htm

Un extrait de La tentation totalitaire de Jean-François Revel sur le coup d'Etat chilien de 1973 : http://reellerealite.perso.sfr.fr/La%20tentation%20totalitaire.htm

Apostrophes de 1976 avec Jean-François Revel,  René Andrieu et Jacques Delors : http://youtu.be/aYYMFTB5AtI

Un article sur la crise des subprimes : http://www.contrepoints.org/2013/02/26/116215-fannie-mae-et-freddie-mac-linterventionnisme-source-de-la-bulle-immobiliere


dimanche 21 septembre 2014

La Tour de La Havane


Edité furtivement dans les années 2000, le roman « La Tour de La Havane » (Torre de La Habana) est une parabole d'une liberté retrouvée et finalement dérangeante. Son auteur est inconnu : seules ses initiales supposées, « JDMC », ornent la couverture de l'ouvrage édité au Chili. (1) Mais il s'agit peut-être d'un stratagème pour soustraire à la censure castriste un auteur originaire de l'île.

Le personnage principal, Alvaro, est employé dans un administration cubaine. Il rejoint chaque jour son bureau au dernier étage d'une tour. Mais un matin, il se rend compte que tous les appareils électriques sont inertes. L'ascenseur ne répond plus. Le téléphone est muet. Il décide de quitter la tour en empruntant l'escalier.

La première partie du livre décrit la longue descente d'Alvaro à travers les étages. Il fait à cette occasion plusieurs rencontres. Arrivé à un palier, il découvre un atelier destiné à fabriquer des « formes étranges, dont l'ombre fantasmagorique revêt les murs », ce qui l'emplit d'une indicible terreur.

Quelques étages plus bas, un homme athlétique, âgé et barbu, se jette sur lui. Alvaro a l'impression qu'il veut lui arracher les yeux : « Le vieil homme avait bricolé une gaffe au bout de laquelle était fixée une série de pointes. Il la faisait doucement onduler au niveau du regard d'Alvaro, prêt à frapper dès le moment propice. Son visage ne reflétait aucune haine, plutôt la ferme volonté d'accomplir une besogne ». Alvaro sort vainqueur du combat et s'approprie le vaste garde-manger du vieillard.

Poursuivant sa descente, il trouve l'appartement luxueux d'une courtisane, tout de soie et de velours. Son hôtesse veut le garder auprès de lui, et y parvient un temps. Mais l'homme préfère finalement continuer son chemin.

Arrivé au pied de l'immeuble, il constate que la sortie en est bouchée par un mur de béton. Une échancrure a été pratiquée dans sa partie supérieure. A travers celle-ci, il entend une rumeur qui lui rappelle les bruits d'un cirque ou d'une fête foraine.  

Dans la deuxième partie du livre, Alvaro trouve une sortie. Il contemple enfin La Havane mais sans la reconnaître. Il découvre de vastes trottoirs sur lesquels courent, écouteurs vissés à l'oreille, jeunes hommes musclés et demoiselles en maillot de bain. Des voitures roses et de gros 4x4 roulent lentement au long de bordures fleuries. Un casino a ouvert ses portes et diffuse une musique de bastringue.

« Les Américains ont envahi l'île », pense le héros. Pour s'en persuader il se rend à quelques rues de là, où il existait, à son souvenir, un immense portait de Che Gevara, peint à même une façade. « Sûr qu'il l'auront recouvert avec l'une de leurs cochonneries », songe-t-il. Mais le portait est toujours là. Quelqu'un a simplement ajouté un ornement autour de la fresque, un cadre gigantesque imitant un écran de télévision ou d'ordinateur, avec cette légende : « Oui, ma pensée a tué 80 millions de personnes ». Et dessous, la formule : « Avec CNN même les tortionnaires disent la vérité ».

Intrigué plus que scandalisé, Alvaro veut savoir ce qu'est devenu le slogan peint dans la quartier de Vedado et proclamant « Messieurs les impérialistes, vous ne nous faites absolument pas peur » (Señores imperialistas no les tenemos absolutamente ningún miedo). Il y est toujours, flanqué de son petit personnage de bande dessinée, mitraillette en main, s'adressant à une caricature de l'Oncle Sam. Mais juste à côté, on a érigé une autre peinture de grandes dimensions, montrant l'oncle Sam et le petit personnage, visiblement enchantés de dévorer ensemble un énorme hamburger. La mitraillette est posée contre le mur et on a glissé en son fût une fleur toute jaune. Une légende peinte dans les mêmes caractères que le slogan original dit : « Manger chaque jour à sa faim, ce n'est pas de l'impérialisme ! ». Alvaro voit des gens sortir d'une porte pratiquée au bas de la fresque. C'est l'entrée d'un Mac Donald's. Un gamin tient une petite figure de plastique : c'est le personnage à la mitraillette serrant la main à Ronald McDonald.

Les gens passent auprès d'Alvaro comme s'il n'existait pas. Dans le reflet d'une vitrine Guess, il prend conscience de son vêtement abîmé et de ses traits veillis. Une « barbe touffue et anarchique » mange son visage. Il prend peur. Il n'a pas vu de vieux dans cette ville transformée. Il décide de rejoindre la tour.

La troisième, et dernière partie, est la plus courte. Alvaro remonte dans la tour, aussi haut qu'il le peut pour ne plus entendre la rumeur de la rue. « Ne voudra-t-il pas revenir à sa situation antérieure ? » questionne l'écrivain. La réponse paraît claire : le héros choisit de rester vivre là le restant de ses jours.

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Comme si souvent dans la littérature latino-américaine, quotidien et fantastique s'entrelacent sans que l'on puisse démêler ce qui touche à chaque genre. Il semble évident qu'Alvaro, dans la première partie qui décrit la descente, passe en réalité plusieurs années dans la tour. On peut y voir un très lent « retour sur terre » après la faillite de l'illusion communiste.

Ce qui arrive à Cuba n'est pas clair. La panne générale qui débute le roman est peut-être un sabotage, une attaque des Etats-unis ou la conséquence d'une gestion désastreuse. Mais le résultat ne fait pas de doute : l'île devient une sorte de succursale de Miami ou de Key West, avec ses joggeurs m'as-tu-vu et ses autos rutilantes, le règne du fric et de la malbouffe. Ce n'est pas tant par affection du régime disparu qu'Alvaro renonce à ce nouveau monde, mais plutôt par la prise de conscience qu'il lui est désormais complètement étranger. Lui-même est devenu, à son insu, un vieil homme, une figure hideuse de clochard. Il ne possède pas (ou plus) le ressort suffisant pour s'adapter à la vie « libre ». Son retour dans la tour emmurée est un renoncement mais aussi la promesse d'une existence assurée : il y retrouve le garde-manger de son agresseur et, peut-être, les bras de la courtisane.

Le vieillard agressif de la première partie, avec son gabarit impressionnant, sa barbe blanche et touffue, est sans doute une métaphore de Fidel Castro, gardien jaloux de richesses qu'il conserve pour lui seul (on songe aux Animaux de George Orwell). Le fait qu'il veuille l'aveugler, et non pas le tuer, pose question. On peut imaginer, dans l'ordre du fantastique, qu'en rejoignant la tour, Alvaro, lui-même âgé et barbu, finisse par devenir le vieillard agressif. En aveuglant les autres, ceux qui ne savent pas encore, il préserve ainsi l'illusion d'un monde et évite la révélation d'un avenir libre mais détestable selon ses critères. On peut comprendre pourquoi son geste paraît dépourvu de haine. C'est une besogne, sale, mais salutaire.

La tour de La Havane recyclerait de la sorte le mythe de l'éternel retour. L'auteur voulait aussi montrer, on peut le penser, que des décennies de propagande auront fait de ce peuple un peuple d'handicapés à l'esprit définitivement embrigadé. Revenir à une situation « normale » - démocratique – est alors impossible. Un petit Fidel veille sur l'esprit de chaque Cubain, nous fait comprendre l'auteur, et tout Cubain devient dès lors une mini-incarnation du Líder Máximo. Seules les jeunes générations, relativement indemnes de ce lavage de cerveaux, ont encore quelque espoir de pouvoir s'adapter. On se souvient qu'à La Havane, Alvaro ne croise que des jeunes et des enfants. Ce que les personnes âgées sont devenues n'est pas expliqué. Chaque vieux vit-il reclus dans une tour ?

Pour autant la liberté n'est pas un paradis. C'est un monde où tout reste à faire. En décrivant la vie « floridienne » des nouveaux Cubains, l'écrivain pose un regard sans indulgence sur un certain mode de vie artificiel et voué aux apparences.

Il y a de l'Ulysse dans la très longue quête de la première partie, avec ses chausse-trapes et ses tentations. Alvaro a trouvé sa Calypso chez la courtisane, et comme Ulysse il choisira de la quitter pour retrouver son île. Mais voici une Ithaque bodybuildée avec des Iphones à chaque coin de rue et des enfilades de boutiques Guess ou Armani. Là où Ulysse regagnait sa place au cœur des siens, Alvaro préfère le renoncement – et le réconfort des bras de sa tendre « aux belles boucles ».

JDMC a aussi choisi, fort habilement, de mêler l'Odyssée au mythe de la Caverne de Platon. L'étrange atelier aux ombres épouvantables est un indice transparent, tout comme l'est la brutale révélation d'un monde insupportable mais bien réel. En évoquant la République, l'auteur donne un élément de réflexion supplémentaire sur la façon dont les hommes sont gouvernés, souvent à leur détriment mais – il faut le souligner – sans pour autant regretter les entraves à leur droits naturels le jour où elles s'évanouissent.

L'idée de liberté est-elle à ce point scandaleuse ? Oui, nous dit JDMC : mais pas exclusivement pour les tyrans, également pour le commun des mortels. Là est la force des dictatures. Et le malheur des hommes.


Alain Chotil-Fani, septembre 2014


(1) Odradek Ediciones, Valparaiso