dimanche 21 septembre 2014

La Tour de La Havane


Edité furtivement dans les années 2000, le roman « La Tour de La Havane » (Torre de La Habana) est une parabole d'une liberté retrouvée et finalement dérangeante. Son auteur est inconnu : seules ses initiales supposées, « JDMC », ornent la couverture de l'ouvrage édité au Chili. (1) Mais il s'agit peut-être d'un stratagème pour soustraire à la censure castriste un auteur originaire de l'île.

Le personnage principal, Alvaro, est employé dans un administration cubaine. Il rejoint chaque jour son bureau au dernier étage d'une tour. Mais un matin, il se rend compte que tous les appareils électriques sont inertes. L'ascenseur ne répond plus. Le téléphone est muet. Il décide de quitter la tour en empruntant l'escalier.

La première partie du livre décrit la longue descente d'Alvaro à travers les étages. Il fait à cette occasion plusieurs rencontres. Arrivé à un palier, il découvre un atelier destiné à fabriquer des « formes étranges, dont l'ombre fantasmagorique revêt les murs », ce qui l'emplit d'une indicible terreur.

Quelques étages plus bas, un homme athlétique, âgé et barbu, se jette sur lui. Alvaro a l'impression qu'il veut lui arracher les yeux : « Le vieil homme avait bricolé une gaffe au bout de laquelle était fixée une série de pointes. Il la faisait doucement onduler au niveau du regard d'Alvaro, prêt à frapper dès le moment propice. Son visage ne reflétait aucune haine, plutôt la ferme volonté d'accomplir une besogne ». Alvaro sort vainqueur du combat et s'approprie le vaste garde-manger du vieillard.

Poursuivant sa descente, il trouve l'appartement luxueux d'une courtisane, tout de soie et de velours. Son hôtesse veut le garder auprès de lui, et y parvient un temps. Mais l'homme préfère finalement continuer son chemin.

Arrivé au pied de l'immeuble, il constate que la sortie en est bouchée par un mur de béton. Une échancrure a été pratiquée dans sa partie supérieure. A travers celle-ci, il entend une rumeur qui lui rappelle les bruits d'un cirque ou d'une fête foraine.  

Dans la deuxième partie du livre, Alvaro trouve une sortie. Il contemple enfin La Havane mais sans la reconnaître. Il découvre de vastes trottoirs sur lesquels courent, écouteurs vissés à l'oreille, jeunes hommes musclés et demoiselles en maillot de bain. Des voitures roses et de gros 4x4 roulent lentement au long de bordures fleuries. Un casino a ouvert ses portes et diffuse une musique de bastringue.

« Les Américains ont envahi l'île », pense le héros. Pour s'en persuader il se rend à quelques rues de là, où il existait, à son souvenir, un immense portait de Che Gevara, peint à même une façade. « Sûr qu'il l'auront recouvert avec l'une de leurs cochonneries », songe-t-il. Mais le portait est toujours là. Quelqu'un a simplement ajouté un ornement autour de la fresque, un cadre gigantesque imitant un écran de télévision ou d'ordinateur, avec cette légende : « Oui, ma pensée a tué 80 millions de personnes ». Et dessous, la formule : « Avec CNN même les tortionnaires disent la vérité ».

Intrigué plus que scandalisé, Alvaro veut savoir ce qu'est devenu le slogan peint dans la quartier de Vedado et proclamant « Messieurs les impérialistes, vous ne nous faites absolument pas peur » (Señores imperialistas no les tenemos absolutamente ningún miedo). Il y est toujours, flanqué de son petit personnage de bande dessinée, mitraillette en main, s'adressant à une caricature de l'Oncle Sam. Mais juste à côté, on a érigé une autre peinture de grandes dimensions, montrant l'oncle Sam et le petit personnage, visiblement enchantés de dévorer ensemble un énorme hamburger. La mitraillette est posée contre le mur et on a glissé en son fût une fleur toute jaune. Une légende peinte dans les mêmes caractères que le slogan original dit : « Manger chaque jour à sa faim, ce n'est pas de l'impérialisme ! ». Alvaro voit des gens sortir d'une porte pratiquée au bas de la fresque. C'est l'entrée d'un Mac Donald's. Un gamin tient une petite figure de plastique : c'est le personnage à la mitraillette serrant la main à Ronald McDonald.

Les gens passent auprès d'Alvaro comme s'il n'existait pas. Dans le reflet d'une vitrine Guess, il prend conscience de son vêtement abîmé et de ses traits veillis. Une « barbe touffue et anarchique » mange son visage. Il prend peur. Il n'a pas vu de vieux dans cette ville transformée. Il décide de rejoindre la tour.

La troisième, et dernière partie, est la plus courte. Alvaro remonte dans la tour, aussi haut qu'il le peut pour ne plus entendre la rumeur de la rue. « Ne voudra-t-il pas revenir à sa situation antérieure ? » questionne l'écrivain. La réponse paraît claire : le héros choisit de rester vivre là le restant de ses jours.

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Comme si souvent dans la littérature latino-américaine, quotidien et fantastique s'entrelacent sans que l'on puisse démêler ce qui touche à chaque genre. Il semble évident qu'Alvaro, dans la première partie qui décrit la descente, passe en réalité plusieurs années dans la tour. On peut y voir un très lent « retour sur terre » après la faillite de l'illusion communiste.

Ce qui arrive à Cuba n'est pas clair. La panne générale qui débute le roman est peut-être un sabotage, une attaque des Etats-unis ou la conséquence d'une gestion désastreuse. Mais le résultat ne fait pas de doute : l'île devient une sorte de succursale de Miami ou de Key West, avec ses joggeurs m'as-tu-vu et ses autos rutilantes, le règne du fric et de la malbouffe. Ce n'est pas tant par affection du régime disparu qu'Alvaro renonce à ce nouveau monde, mais plutôt par la prise de conscience qu'il lui est désormais complètement étranger. Lui-même est devenu, à son insu, un vieil homme, une figure hideuse de clochard. Il ne possède pas (ou plus) le ressort suffisant pour s'adapter à la vie « libre ». Son retour dans la tour emmurée est un renoncement mais aussi la promesse d'une existence assurée : il y retrouve le garde-manger de son agresseur et, peut-être, les bras de la courtisane.

Le vieillard agressif de la première partie, avec son gabarit impressionnant, sa barbe blanche et touffue, est sans doute une métaphore de Fidel Castro, gardien jaloux de richesses qu'il conserve pour lui seul (on songe aux Animaux de George Orwell). Le fait qu'il veuille l'aveugler, et non pas le tuer, pose question. On peut imaginer, dans l'ordre du fantastique, qu'en rejoignant la tour, Alvaro, lui-même âgé et barbu, finisse par devenir le vieillard agressif. En aveuglant les autres, ceux qui ne savent pas encore, il préserve ainsi l'illusion d'un monde et évite la révélation d'un avenir libre mais détestable selon ses critères. On peut comprendre pourquoi son geste paraît dépourvu de haine. C'est une besogne, sale, mais salutaire.

La tour de La Havane recyclerait de la sorte le mythe de l'éternel retour. L'auteur voulait aussi montrer, on peut le penser, que des décennies de propagande auront fait de ce peuple un peuple d'handicapés à l'esprit définitivement embrigadé. Revenir à une situation « normale » - démocratique – est alors impossible. Un petit Fidel veille sur l'esprit de chaque Cubain, nous fait comprendre l'auteur, et tout Cubain devient dès lors une mini-incarnation du Líder Máximo. Seules les jeunes générations, relativement indemnes de ce lavage de cerveaux, ont encore quelque espoir de pouvoir s'adapter. On se souvient qu'à La Havane, Alvaro ne croise que des jeunes et des enfants. Ce que les personnes âgées sont devenues n'est pas expliqué. Chaque vieux vit-il reclus dans une tour ?

Pour autant la liberté n'est pas un paradis. C'est un monde où tout reste à faire. En décrivant la vie « floridienne » des nouveaux Cubains, l'écrivain pose un regard sans indulgence sur un certain mode de vie artificiel et voué aux apparences.

Il y a de l'Ulysse dans la très longue quête de la première partie, avec ses chausse-trapes et ses tentations. Alvaro a trouvé sa Calypso chez la courtisane, et comme Ulysse il choisira de la quitter pour retrouver son île. Mais voici une Ithaque bodybuildée avec des Iphones à chaque coin de rue et des enfilades de boutiques Guess ou Armani. Là où Ulysse regagnait sa place au cœur des siens, Alvaro préfère le renoncement – et le réconfort des bras de sa tendre « aux belles boucles ».

JDMC a aussi choisi, fort habilement, de mêler l'Odyssée au mythe de la Caverne de Platon. L'étrange atelier aux ombres épouvantables est un indice transparent, tout comme l'est la brutale révélation d'un monde insupportable mais bien réel. En évoquant la République, l'auteur donne un élément de réflexion supplémentaire sur la façon dont les hommes sont gouvernés, souvent à leur détriment mais – il faut le souligner – sans pour autant regretter les entraves à leur droits naturels le jour où elles s'évanouissent.

L'idée de liberté est-elle à ce point scandaleuse ? Oui, nous dit JDMC : mais pas exclusivement pour les tyrans, également pour le commun des mortels. Là est la force des dictatures. Et le malheur des hommes.


Alain Chotil-Fani, septembre 2014


(1) Odradek Ediciones, Valparaiso

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