vendredi 11 février 2011

Mélancolie française : le paradoxe d'Éric Zemmour

Mélancolie française, le dernier livre d’Éric Zemmour, arrive en rayons nimbé d’un épais nuage de soufre. Son contenu serait « explosif ». Diverses « petites phrases » de son auteur, jugées scandaleuses, ont alimenté la rumeur autour de ce lancement.

Je ne parlerai pas de ces dernières pour me référer uniquement au contenu de l’essai. Aurai-je enfin la clef de cet étrange mystère : une pensée fausse engendrant des conclusions si exactes ? Car là se trouve un paradoxe. Je regarde parfois Éric Zemmour à la télévision. Et sans que ses analyses politiques ne me séduisent, il m’arrive souvent de partager les conséquences qu’il en tire. C’est donc avec un certain effarement que je prends souvent acte de la pertinence de ses démonstrations, alors que les prémisses de celles-ci me paraissent tout aussi souvent contestables.

Mélancolie française est un essai dense. Le résumé ci-dessous tente d’en restituer l’architecture logique, en laissant de côté les innombrables développements qui en font aussi sa richesse.

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Chapitre premier : Rome. Depuis l’époque pacifique de la Gaule romaine, la France poursuit l’idée de réunir l’Europe autour d’elle. Les Capétiens, confrontés au protestantisme, inventent le pluralisme : désormais, le sens du sacré s’incline devant celui de l’État. A l’époque de Louis XIV, l’unité européenne sous tutelle française est presque complète.

Chapitre 2 : Carthage. Au même moment, l’Angleterre s’assure la domination sur les mers, au prix de plusieurs guerres avec la France. Celle-ci doit renoncer à son rêve de nouvel empire romain en abandonnant le nord de l’Italie. Son retard sur l’Angleterre est à la fois économique et politique. Seule la Révolution redonne à la France de nouvelles frontières à la mesure de son essor démographique.

Chapitre 3 : l’empereur. Napoléon poursuit le rêve des « nouveaux Romains » de la Révolution. Sa lutte avec les Anglais confronte deux conceptions du monde : libre-échange contre protectionnisme, mer contre terre. En 1815, l’Angleterre victorieuse obtient une France trop affaiblie pour être une menace, mais suffisamment forte pour contenir la Prusse.

Chapitre 4 : le chancelier. Au XIXe siècle, la France étend ses limites en Europe et outre-mer. Mais sa natalité est supplantée par celle de la Prusse dès 1812. L’Allemagne devient l’acteur de l’unification du continent. Après la défaite de 1870, la France prend son vainqueur comme modèle. L’alliance franco-russe se double ainsi d’un rapprochement avec l’Allemagne à la fin du siècle, contrecarré par l’Angleterre qui s’allie à la France au début du XXe.

Chapitre 5 : le Maréchal. Pétain a raison d’attendre les Américains en 1917 et tort de faire le même choix en 1940. Le pétainisme est un pacifisme. Après guerre, De Gaulle s’évertue à redonner un rôle de premier plan à la France, fût-ce au prix de la perte des dernières colonies. L’indépendance de l’Algérie, « Amérique de la France » signe le déclin du pays, aggravé sur le plan culturel par les États-unis et leur force financière.

Chapitre 6 : le Général. La gauche est historiquement divisée entre Révolution et pacifisme. Ce dernier courant nourrit la collaboration, restauration d’un empire romain contre les nouvelles Carthages « ploutocrates ». Le président de Gaulle entrevoit une alliance possible avec les Russes, brièvement réalisée en 2003 par Chirac contre l’intervention américaine en Irak. Rentrée dans le rang des défenseurs des droits de l’homme, la France fait aujourd’hui le choix impérial des États-unis.

Chapitre 7 : le commissaire. L’idée d’Europe unie n’est discutée par personne, même si la France s’y perd. La paix avec l’Allemagne résulte en premier lieu d’un épuisement des belligérants. L’Europe des Six était la France idéale, reproduisant les frontières de la Gaule romaine. L’agrandissement vers l’Est signifie l’affaiblissement de son influence. Pour balancer cette nouvelle union continentale, Sarkozy lance l’Union pour la Méditerranée. L’entente avec l’Allemagne n’est plus qu’un souvenir, au sein d’un Occident ayant perdu son rang en 2008.

Chapitre 8 : le Belge. Comme l’Empire romain, l’Europe est morcelée d’ethnies revendiquant – et obtenant – leur droit à la différence. Ainsi l’emblématique Belgique, « RDA de la France ». Une réunification avec les provinces belges francophones n’est pas impossible, si la France a les moyens de l’imposer à ses partenaires.

Chapitre 9 : la chute de Rome. Malgré l’analyse courante des chiffres officiels, la natalité française doit beaucoup à celle de ses populations d’immigration récente. Or, une intégration réussie passait jusqu’à une époque récente par les efforts demandés aux nouveaux venus, sur le modèle romain. L’empire romain est précisément tombé avec l’échec d’assimilation de ses derniers barbares. Et de nos jours, les règles de vie de l’Islam vont à l’encontre du modèle français. La France ayant renoncé à l’assimilation, le rêve d’une paix en Europe s’éloigne.

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Ce résumé très sec de Mélancolie française ne rend pas compte du foisonnement offert à chaque page du livre. Comme on l’aura compris, ce n’est pas un ouvrage d’histoire, mais le récit, étayé par des faits historiques, d’un pays voué au même déclin que le modèle dont il s’inspirait.

Ce pays programmé depuis mille ans pour donner la « paix romaine » à l’Europe devait rentrer dans le rang. (p. 35)

Pour Éric Zemmour, les pays ont une âme. On est frappé de relever, sous sa plume, les constantes entre la France du Mérovingien Clovis ou du Capétien Philippe Auguste, de Louis XV, des révolutionnaires, de Napoléon, Louis-Philippe, de la Restauration et du Second Empire, de la IIIe République, de Pétain, de Gaulle et des présidents jusqu’à Sarkozy – oui, toutes ces Frances-là sont intimement travaillées par le même grand dessein, toujours contrarié, celui de mener une union européenne sous leur tutelle ; et toutes ont tenté, à leur façon, de réaliser cette destinée ; et toutes sont frustrées de leur échec venant grossir ceux de leurs devancières. Autant dire que ces différentes Frances, observables au niveau des phénomènes historiques, sont un seul pays au sens platonicien : la France éternelle, évidemment idéale.

Il en est de même pour les autres grandes puissances. L’Allemagne s’incarne aussi bien dans la Prusse de 1815 que dans l’Empire de Bismarck, la République de Weimar, le IIIe Reich, l’ensemble RFA-RDA et enfin le pays réunifié. Le modèle français nourrit sa pulsion de domination continentale. L’idée sacrilège que ce même appétit intime s’impose à la nation hitlérienne ou sous la présidence d’Angela Merkel n’est pas un obstacle pour Éric Zemmour : son approche de la « montagne de neige » russe procède de la même logique. La Russie reste la Russie, qu’elle soit dirigée par Pierre le Grand ou sous l’emprise totalitaire des Soviets.

Ainsi, la « nation » - les guillemets s’imposent - primerait l’idéologie. A ceux que cela heurte, l’on rappellera que le Général de Gaulle ne professait pas autre chose.

Le rapprochement n’est pas fortuit. Zemmour inscrit nettement son analyse dans une perspective gaullienne. De Gaulle n’a-t-il revendiqué, en 1945, cette fameuse rive gauche du Rhin si chère à la France rêvée ? Un gaulliste aussi fidèle qu’Olivier Guichard a livré, dans son ouvrage Mon général (Grasset, 1980), cette nouvelle incroyable : de Gaulle reprenait à son compte la vieille obsession de l’Action Française, celle d’un retour aux Traités de Westphalie.

Pourquoi les Traités de Westphalie, cette victoire diplomatique de Mazarin en 1648 ? Notamment parce qu’ils affaiblissaient considérablement la puissance allemande, balkanisée en plusieurs centaines d’états minuscules. On comprend que l’idée ait séduit de Gaulle, incapable au lendemain de la guerre de comprendre la nouvelle donne géopolitique posée par le stalinisme. L’idée fixe secrète de la France d’Éric Zemmour n’est donc sans doute, par l’intermédiaire du Général, que le fantasme de Maurras et Bainville.

Car l’esprit de Charles de Gaulle plane sur Mélancolie française. Avec un bonheur variable. L’Europe de l’Atlantique à l’Oural n’était certainement pas une vision de l’après-mort du communisme, perspective sacrilège dans les années 1960. Ce projet devait constituer le pendant du retrait français de l’Otan, en 1966. Repousser les Américains devait nous ouvrir aux Russes. Idée héritée de l’Europe du XIXe – celle des nations – et inconcevable en pleine guerre froide : comment imaginer une seule seconde unifier l’Europe démocratique avec les dictatures communistes ? Avec quelles instances, quelle vision politique, quelles unions commerciales ? Le résultat de l’opération fut que le camp démocratique sortit affaibli alors que les Soviétiques se frottèrent les mains – sans, naturellement, octroyer ne serait-ce qu’un début de la contrepartie espérée.
Le parallèle avec la décision française de refuser l’engagement en Irak en 2003 est juste, mais mais pas pour les raisons avancées par Zemmour. Comme en 1966, la faille dans le front démocratique conforta la tyrannie, en Irak et ailleurs ; le soutien douteux et circonstanciel de Vladimir Poutine ne déboucha sur aucune espèce d’alliance entre Paris, Berlin et Moscou.

Zemmour suit le Général dans sa défiance envers les Américains, « médiocres guerriers mais riches en dollars » (p. 124). Leur art s’impose par « l’alliage rare de talents exceptionnels et de puissance commerciale et financière » (p. 133). On aimerait rappeler que « la puissance commerciale et financière » n’est pas un produit naturel extrait du sol américain, que les « talents rares » peuvent s’exprimer outre-Atlantique quand nos propres artistes supportent, encore, dans les années 1960, la censure d’état. Quand les Américains sortent 2001, Odyssée de l’espace, les Français se pressent pour voir Le gendarme se marie.

Éric Zemmour, enfin, estime que de Gaulle « écrivait comme Chateaubriand ». Est-ce que Chateaubriand aurait osé écrire : « J’ai entamé le processus régulier nécessaire… » ? Ou encore : « la dégradation de l’Etat entraîne infailliblement l’éloignement des peuples associés. » Sait-on quelque chose de plus laid que cet « infailliblement l’éloignement » ? Ou encore le début des Mémoires : « Petit Lillois de Paris, rien ne me frappait davantage que le symbole de nos gloires : nuit descendant sur Notre-Dame, majesté du soir à Versailles, Arc de triomphe dans le soleil, drapeaux conquis frissonnant à la voûte des Invalides ». Ces quelques exemples sont tirés du Style du Général, de Jean-François Revel. Fermons cette parenthèse dont le seul mérite est, peut-être, d’insister sur l’admiration que l’écrivain porte sur l’homme d’État – sincère et, sans doute, trop encline à l’indulgence.

L’Europe des Six correspond exactement à la France rêvée par mille ans de rois et d’Empereurs (p. 173).

Si ce rêve était celui des régents – ce que je ne pense pas, mais je laisse ce point de côté – était-ce réellement celui des Français ? Cette mélancolie française trouverait son origine, selon Zemmour, à la fois dans le souvenir d’une Rome apaisée et pourtant détruite, et dans l’illusion d’un rôle majeur toujours à portée de la France mais jamais endossé. Or, la culture de masse ne s’irrigue pas aux sources de tous les faits historiques, aussi prestigieux soient-ils.

La charge émotive de ces événements diffère, naturellement, selon l’âge et l’expérience des interlocuteurs. Qui se déclare aujourd’hui indifférent à l’engagement en Afghanistan, qui osait proclamer sa neutralité face aux opérations militaires au Kosovo ? Pas grand monde. Au rebours, par exemple, des accords de Munich, entrés dans l’histoire – c’est-à-dire dans les livres d’histoire.

On comprend à le lire qu’Éric Zemmour, lui, est toujours concerné par ces événements maintes fois séculaires. Pour lui, cette distinction ne joue pas. Sa vision des traités de Westphalie, événement « muet » pour la majorité d’entre nous, reste passionnelle – actuelle. Non qu’il faille nier les conséquences de ce traité sur le monde d’aujourd’hui, là n’est pas la question. Ces conséquences existent sans le moindre doute, sinon enseigner l’histoire n’aurait aucun sens. Mais qu’il faille se sentir concerné par la teneur de ces traités, au point de se féliciter ou de s’en plaindre en tant que Français, là est précisément l’originalité d’Éric Zemmour. Il en parle comme d’autres parleraient du refus de participer à l’invasion de l’Irak. Sous sa plume, les Français ont voté non à l’Europe en 2005 pour punir Giscard d’avoir brisé un tabou : celui d’avoir révélé, dès le début de son septennat en 1974, que la France n’était plus une grande puissance. Il tombe dans le travers de son érudition, s’imaginant partager avec tout un chacun sa culture historique et sa mémoire politique.

L’auteur de Mélancolie française aime la France, mais toute la France, avec ses réussites et ses échecs, par-delà les régimes politiques et les âges. La Révolution est un bloc, disait Clémenceau. Pour Zemmour, la France est un bloc.

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Curieusement, en parlant de nostalgie, l’auteur rejoint d’autres formes de pensée courantes à l’étranger. L’idée d’une Grande France ? Sur des critères historiques ou mythiques, d’autres nations cultivent encore l’illusion d’une Grande Serbie, d’une Grande Croatie, d’une Grande Roumanie. Cette liste (évidemment non exhaustive) nous rappelle combien ce qui nous semble saugrenu ne l’est pas forcément pour des pays d’où toute réflexion politique a été bannie pendant des décennies.

Le souvenir mythique d’un âge d’or travaille aussi l’Islam. Califat de Cordoue, terre des Omeyyades, ce pays de cocagne où toutes les confessions vivaient en paix, cités d’art et de science : image encore vivace de mille et une nuits dans les jardins d’Espagne. Les premiers âges du Jihad menèrent les troupes musulmanes à Poitiers. Plus de mille ans plus tard, on les retrouve encore à l’Est, assiégeant Vienne. Cette Europe tellement convoitée et jamais conquise, porteuse de la promesse d’un nouvel al-Andalus où couleraient le lait et le miel, n’est-elle pas aussi la projection d’une mélancolie de l’Islam ?

Ouvrons le Précis de décomposition. « Toute nostalgie est un dépassement du présent. Même sous la forme du regret, elle prend un caractère dynamique: on veut forcer le passé, agir rétroactivement, protester contre l’irréversible. La vie n’a de contenu que dans la violation du temps. L’obsession de l’ailleurs, c’est l’impossibilité de l’instant ; et cette impossibilité est la nostalgie même.
Que les Français se soient refusés à éprouver et surtout à cultiver l’imperfection de l’infini, n’est pas sans avoir un accent révélateur. Sous forme collective, ce mal n’existe pas en France : le cafard n’a pas de qualité métaphysique et l’ennui est singulièrement dirigé. Les Français repoussent toute complaisance avec le possible ; leur langue même élimine toute complicité avec ses dangers. Y a-t-il un autre peuple qui se trouve plus à son aise dans le monde, pour qui le chez soi ait plus de sens et plus de poids, pour qui l’immanence offre plus d’attraits ? »

Cioran, tout comme Zemmour, nous parle à la fois de nostalgie et de la France. Mais pour les opposer. La nostalgie, cette « culture de l’imperfection de l’infini », n’existe pas chez nous sous forme collective : c’est bien pourquoi la forme individuelle cultivée par l’auteur de Mélancolie française la rend si rare, et si incongrue. Les références à nos grandeurs et erreurs passées s’arrêtent, en général, à la Révolution, ou tout du moins à sa version kitsch et simpliste. Plus loin dans le temps, on ne voit plus guère que le mythe de Jeanne d’Arc, symbole récupéré par maints courants populistes – celui de Jean-Marie Le Pen n’étant pas le premier – et de la sorte auréolé d’une douteuse radioactivité.

Mais le discours d’Éric Zemmour ne cherche pas à glorifier un âge d’or révolu. Son propos vise un certain renoncement : nier ce passé inaccompli, n’est-ce pas aussi oublier ce qui fait notre exception ? Et l’oubli ne précède-t-il pas l’abandon des fruits de cette histoire ?

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Dans son rapport à la nation, la France est unique. Les étrangers, souvent, attirent notre attention sur ce fait. Le Polonais Witold Gombrowicz, fuyant le nationalisme imbécile, s’émerveillait : « Un Français qui ne prend rien en considération en dehors de la France est-il plus français ? Ou moins français ? En fait, être français, c’est justement prendre en considération autre chose que la France. » (Journal 1957-1960, Denoël, 1976, p. 25)

Emmanuel Levinas, naturalisé français dans sa 24e année, partageait cette fascination : « la France est un pays où l’attachement aux formes culturelles semble équivaloir à l’attachement à la terre ».

Et Alain Finkielkraut, dans sa Défaite de la pensée (Gallimard, 1987), commente : « … Lévinas lui-même est devenu français par amour pour Molière, pour Descartes, pour Pascal, pour Malebranche – pour des œuvres qui ne témoignent d’aucun pittoresque, mais qui, prenant en considération autre chose que la France, sont des contributions originales à la littérature universelle ou à la philosophie ». Et Finkielkraut ajoute aussitôt : « Cet idéal est aujourd’hui en voie de disparition ».

Le soupçon de passer pour d’horribles chauvins nous intime de taire cette qualité typiquement française. Le refus du volksgeit allemand, l’ouverture vers l’universel, sont pourtant des héritages de ce siècle des Lumières que nous aimons tant.

Éric Zemmour, cependant, ne trouve pas auprès des philosophes du XVIIIe la source de cette originalité. Il faut pour cela remonter à la cause première, la rechercher dans la situation géographique de notre pays. L’incipit de Mélancolie française : « La France n’est pas en Europe ; elle est l’Europe. La France réunit tous les caractères physiques, géologiques, botaniques, climatiques de l’Europe. »

Cette unicité de la petite Europe, seul pays européen à la fois maritime et continental, devait assurer un destin impérial à notre pays. Le fondement même de la réflexion d’Éric Zemmour s’amorce ici, dans cette unicité qui fait que la France est France par sa situation ; et par suite par sa façon de réunir les hommes de cultures différentes : « Le Roussillon est espagnol, la Provence est un amas composite de cités grecques et de municipes romains ; la Lorraine est une miniature de l’Empire germanique, où Français et Allemands sont intimement mêlés. Toulouse est une Rome à moitié réussie […] ».

Quelque chose d’exceptionnel, dès lors, lui était dû : là se trouve la source de l’essai. Or, si la France est unique, elle n’est pas la seule à être unique. L’on aura du mal à persuader un Américain que son pays-continent bordé par les deux plus grands océans ne soit pas, lui non plus, unique et voué à un destin hors du commun. L’on pourrait poursuivre l’exercice avec maintes autres puissances passées ou présentes : Mexique, Iran, Japon, et tant d’autres encore. Faut-il voir dans la promesse de ces nations la justification de nouvelles conquêtes, d’un monde où « l’on se sentirait si bien » ?

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Avant lecture de Mélancolie française, j’entendais dire que le livre est un précis d’histoire, donc relativement objectif, couronné, dans sa dernière partie, de réflexions scandaleuses et fort mal venues. Or, c’est exactement l’inverse. La partie « historique » (chapitres 1 à 8) n’est certainement pas l’œuvre d’un historien. Il faut au contraire y trouver l’ouvrage d’un croyant. Zemmour croit que la France est « programmée » pour unir l’Europe autour d’elle. Il explique pourquoi il y croit, sans offrir le moindre argument qui permettrait d’étayer cette « programmation ». Que l’on embrasse ou non cette foi est l’affaire de chacun, mais cette adhésion ne saurait se faire en vertu de principes rationnels, ici absents.

Le dernier chapitre, si « scandaleux », secoue les « chiffres de l’immigration ». La part des étrangers est la même depuis les années 1930 ? « Chiffre d’une rare mauvaise foi pourtant, écrit Zemmour. Imaginons que surviennent cent millions d’Africains (ou de Chinois ou de Brésiliens) dans notre beau pays ; on donne aussitôt une carte d’identité à chacun ; la part d’étrangers dans la population française n’aura pas bougé d’un millième de point ».

D’un point de vue mathématique, l’argument est faux : ajouter des Français à une population mêlée de Français et d’étrangers diminuerait la part d’étrangers dans le total, ce qui apporterait plutôt de l’eau au moulin d’Éric Zemmour. C’est le nombre qui resterait invariant, et non la part. Qu’importe : je ne sache pas que l’on donne si facilement la nationalité française aux immigrants. Si oui, il faudrait en savoir davantage. En l’absence de données chiffrées, comment l’homme de la rue pourrait estimer la qualité de l’argument ?

Les mêmes doutes se posent au sujet de la fécondité. Le chiffre avancé par Éric Zemmour est de « 1,7 enfant par Française d’origine européenne ».

« Personne ne notait (on ne voulait noter) que ce dernier chiffre franco-français n’était pas si éloigné des chiffres désastreux de nos voisins européens (1,75 en Suède, 1,74 en Grande-Bretagne, 1,37 en Allemagne, 1,33 en Italie, 1,32 en Espagne). »

Pourtant, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, la Suède même, ne sont-elles pas elles aussi des terres d’immigration ? Comment dans ce contexte expliquer que leurs chiffres soient si bas alors que le nôtre « toutes origines confondues » soit si élevé ? Cette question n’est pas soulevée.

Comme pour la partie « historique » de son essai, Zemmour échafaude son raisonnement sur des actes de foi. Ses chiffres n’échappent pas au soupçon de l’arbitraire. Je ne prétends pas qu’ils soient faux : je dis que le lecteur un peu curieux n’est pas en mesure de les accepter sans davantage de preuve.

Aussi l’auteur est-il plus recevable quand il renonce aux statistiques. Il touche juste quand il pointe la vogue des prénoms musulmans « jusqu’à un ministre de la république, Rachida Dati, incarnation pourtant flamboyante de l’assimilation à la française, qui prénomma sa fille Zohra ». Et dire qu’il existait en langue française le parfait équivalent de ce prénom, l’exquise et rare Fleur...

L’affaire du prénom est un symptôme. Est-ce un gage d’intégration réussie que de lier un nouveau-né à une culture étrangère à son pays ? Il n’est pas scandaleux de poser la question. Je ne crois pas que notre pays aurait beaucoup gagné si les parents de notre si populaire Coluche l’avaient baptisé Michele. Et Rajmund Kopaszewski aurait-il été meilleur joueur que Raymond Kopa ?

Des territoires entiers sont-ils sous la coupe de pouvoirs locaux ? L’actualité peut nous le faire penser. La question est de savoir si l’on doit tirer des enseignements plus généraux de faits divers ou bien si ceux-ci restent isolés. Zemmour choisit la première hypothèse, et rattache cette émergence d’états dans l’état à l’histoire : Imperium in Imperio, disaient les Romains. La chute de la civilisation, accusée d’inhumanité en voulant appliquer la loi ; dès lors incapable de s’imposer. Le choix du renoncement, confortablement abrité par les droits de l’homme, précipiterait en sous-main notre faillite collective.

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Mélancolie française permet de mieux cerner la pensée si vive d’un journaliste devenu chroniqueur vedette. L’impressionnante densité d’informations historiques est servie par un style fluide et alerte. On est d’autant plus surpris de trouver, chez ce défenseur de la langue, une locution aussi laide que « au final » (p. 10) ou encore l’adjectif « hypercompétitive » (p. 182) ; une phrase comme « le nouveau Constantin n’était autre que le petit-fils du dernier maire du palais des héritiers de Clovis », page 16, aurait mérité meilleur sort. Quelques oublis de guillemets (pp. 54, 105).

Cessons là la revue de détail pour revenir à l’essentiel. L’essai confirme point par point l’impression laissée par Zemmour à la télévision : l’enchaînement logique des prémisses est faux ; sa conclusion suscite un vif intérêt par sa pertinence. Inutile d’être habité par une foi française puisant sa force dans la géographie et l’histoire pour s’inquiéter de la façon dont notre vivre ensemble s’accommodera – ou pas – des bouleversements du XXIe siècle. Et en cela, il est important de lire Éric Zemmour, tout paradoxal qu’il soit.


Sur la toile
Éric Zemmour : le blog de ceux qui l'aiment

jeudi 10 février 2011

Bucarest

PhotoUne ville à trous. Pas seulement dans les trottoirs, au beau milieu des rues ou dans les façades ; je parle de trous métaphoriques. Imaginez une morne banlieue aux murs recouverts de crasse, d’immenses boulevards bordés d’édifices laids. Là, des personnes sans passion se meuvent le long des murs, une vieille à la tête voilée fait la manche, des gamins malpropres se poursuivent en hurlant des cris tziganes. Quelques chiens faméliques et craintifs glissent leur nez au sein de poubelles éventrées. L’odeur sure des déchets n’oblige même pas les passants à un détour. Ici, c’est ainsi. Misère et fatalisme.

Un éclat : l’œil accroche le fronton d’une église. On ne la voit que depuis un certain angle. Un peu plus loin sur le trottoir, et seule l’immense et envahissante grisaille vient frapper le regard. Mais de là, en tournant les yeux, voici une merveille d’église orthodoxe. Elle est toute menue, écrasée entre deux géants de béton. Mais elle irradie sa beauté. Les églises orthodoxes ne sont jamais très grandes, ce qui ne fait qu’augmenter leur charme. Leurs murs sont bâtis de façon rugueuse mais régulière, comme l’écorce des conifères. Et au-dessus de leurs coupoles jumelles, des croix évidées servent de signal aux fidèles.

En dix ans j’ai vu la ville changer. Autrefois, des carrioles, des bêtes de trait disputaient le bitume aux Moskvitch brinquebalantes, le centre ville paraissait éventré par un bombardement et des dizaines de chiens suivaient le moindre de mes déplacements à travers le quartier de Lipscani. Aujourd’hui, fini les chevaux, et même les chiens se font rares, exterminés par une politique de salubrité de l’ancien maire. Des casinos sont apparus à chaque coin de rue, éclairant leur devanture d’une lumière joyeuse et factice. Mais la capitale roumaine est toujours un chantier, parsemé d’innombrables crevasses, de tas de pierres et d’excavations sauvages. La question : est-ce une ville laide en lente reconstruction, ou une ancienne cité agréable ensevelie sous une sauvage modernité, héritière des massacres communistes ? La ville est entre deux états. Vers lequel penche-t-elle ?

Une rue poussiéreuse. L’on ne distingue pas le trottoir de la chaussée : la bordure entre les deux est inexistante, ou plutôt a été détruite par le temps et la négligence. L’on progresse avec soin, s’enfonçant entre véhicules garés à même le mur et menus obstacles de moindre importance. Sans prémisses, un palais Belle-Époque surgit derrière un mur gris, entouré d’un parc élégant et d’un foisonnement de verdure. Les Roumains disent avec une pointe d’emphase : perioada interbelica. L’entre-deux guerres, époque aujourd’hui mythique où le pays réunifié avait sa voix au concert des nations, sans tutelle étrangère, s’efforçait de croître et de se construire un avenir souverain. Les efforts de la dictature n’ont pas tué la mémoire de cet âge trop court, mort sous la poussée des idéologies rouges-brunes.

En 2001 j’ai été invité par Radio România Internaţional au Festival Enescu. Les Roumains entretiennent d’étranges rapports avec leur plus grand compositeur. C’est l’homme de deux œuvres : les Rhapsodies. Le reste n’est ni connu, ni apprécié du grand public. Mais l’image d’Enesco est partout, orne des calicots déployés au-dessus des rues, d’immenses façades administratives, se déploie en banderoles gigantesques au long de l’Athénée. Je dis bien : l’image d’Enesco, au singulier. Car il ne s’agit que d’une seule image, toujours la même, reproduite chaque année à l’infini sur tous les supports : le maître de face, absorbé, la tête doucement inclinée et soutenue par la main droite aux doigts entrouverts. Pas d’illusion : aucune ferveur mélomane n’est à l’origine de ce culte. Enesco est un prétexte, un bouc émissaire. Faire connaître la Roumanie, inviter interprètes prestigieux et riches visiteurs, en un mot : flatter la population en lui faisant imaginer, l’espace de quelques concerts, qu’elle occupe le centre de l’attention internationale, voici la seule justification du Festival.

Musicalement, celui-ci est plutôt réussi. L’opéra Œdipe, rituellement donné à chaque édition, fut honoré avec une rare ferveur. A l’issue des ultimes mesures, le chef Christian Mandeal invita avec un parfait à-propos les musiciens de la philharmonie sur scène. Chacun, muni de son instrument, fut applaudi à l’égal des solistes vocaux. Je me souviens aussi, dans l’immense salle du Palais, bourrée à craquer malgré ses 6000 places assises, du récital de la Philharmonie de Vienne dirigée par Seiji Ozawa. Les symphonies de Mozart et Brahms furent accueillies dans un silence très relatif, les Roumains aimant bien discuter à voix basse en plein concert et même passer des coups de fil en chuchotant. Car la foule était là pour autre chose : la première rhapsodie d’Enesco. Fini les discussions susurrées : l’œuvre débuta dans un silence total. Pendant le dialogue des vents, je regardais mes voisins. Il y avait des cadres en costume cravate, mais aussi – les organisateurs ayant décidé de laisser ouvertes les portes du palais une fois installés les spectateurs munis d’un billet – des retraités, des adolescents en tee-shirt troués, des ouvriers droit sortis de leurs chantiers. Tous fixaient avec une attention intense l’orchestre viennois jouant leur musique emblématique. J’avais rarement vu une telle application dans l’écoute. Pas un ne bougeait ; le seul son provenait de l’estrade flanquée des deux sempiternelles images d’Enesco. La philharmonie s’employait à lisser la rhapsodie comme s’il se fût agit d’une valse viennoise, violons lustrés, cuivres polis. Ozawa faisait reluire son orchestre comme une somptueuse boîte à musique aux éclats moirés, policée mais sans la moindre fièvre pourtant si vitale à cette musique. Cette approche clinique n’effraya pas le public, qui à l’issue du dernier accord en tutti, ovationna farouchement les musiciens comme rarement ils l’avaient dû l’être, avec des vagues de rauque sauvagerie sans rapport aucun avec les traditionnelles demandes de bis - « une autre, une autre ! » - qui chez nous achèvent invariablement tous les récitals, même les plus médiocres.

Rien pour notre nation n’est comparable à la ferveur populaire des Roumains envers leur rhapsodie. Une musique que tout le monde connaît, sans considération de classe sociale ou d’âge. Mais alors, n’est-ce pas aussi le cas en France avec certains airs de Carmen ou encore le Boléro ? Non. Dans Carmen, Bizet imite l’Espagne. Ses airs ont beau être populaires, ils ne symbolisent pas la France. Ne parlons pas du Boléro, puisant selon les propres mots de Ravel son style plaintif et monotone dans les mélodies arabo-espagnoles. Berlioz, Gounod, Saint-Saëns et bien d’autres ont beau avoir écrit des musiques éloquentes et célèbres, aucune d’entre elles ne représente spontanément l’esprit français pour l’homme de la rue. Mais ce tour de force, Enesco l’a réalisé, pour sa propre nation.

J’avais mes habitudes à Bucarest. A deux pas de l’Université, j’allais dans une minuscule échoppe, tout en longueur. Mes explorations m’avaient appris qu’au fond, le long du mur de droite, s’entassaient des ouvrages musicaux et partitions, par dizaines, que l’on pouvait patiemment examiner et déchiffrer sous le regard bienveillant des employés. Les jours fastes j’ai pu acquérir pour quelques malheureux lei des biographies introuvables, quelques conducteurs (partitions d’orchestres) rarissimes et autres vestiges de la République Populaire sortis d’on ne sait quelle liquidation aveugle. Mais c’est fini. Cet été, à la place du bouquiniste, étincelait une boutique de jouets en plastique, avec dans sa devanture l’effigie criarde des derniers héros de Walt Disney.

J’avais déjà vécu pareilles déceptions. En 2003 ou 4, je m’aperçus que le Boema avait été remplacé par l’une de ces boutiques modernes sans âme où l’on va pour boire un café américain ou consommer des sushis, je ne sais plus trop. Non que j’étais un assidu du Boema, restaurant à l’ancienne mode, avec ses assiettes peintes et têtes de gibier défraîchies aux murs, et par-dessus-le marché aux qualités culinaires très discutables ; mais le lieu était porteur d’une véritable histoire, témoignage de cette légendaire perioada interbelica. Il y a plus : cet endroit (si l'on en croit l'écrivain Mircea Cărtărescu) était fréquenté par les services secrets communistes pour y fabriquer ces fameuses blagues que les Roumains aimaient à s’échanger pendant les années noires. Eh oui, les histoires de Bula sont aussi des filles de la Securitate…

Plus loin, dans Lipscani, centre ville historique que l’on parcourait autrefois comme un terrain vague en friche, l’on trouvait les meilleures placintas de la capitale, tourtes feuilletées aux bords rendus croustillants par une cuisson au caquelon. Le minuscule salon de thé était recouvert par une fresque de Mickey. Non, pas le personnage falot et insipide que nous connaissons aujourd’hui, mais le sympathique Mickey des origines aux grands yeux, mâtiné de Mortimer et pas encore perverti par la mièvrerie ; je me plaisais alors à imaginer les jeunes Bucarestois des années 30 se presser au comptoir exigu commander des citronnades et des parts de placinta, alors que la ville aux longues voitures brillantes s’animait au son des fox-trots et tangos de Jean Moscopol. C’est perdu. Aujourd’hui, une couche de peinture satinée a rénové le salon de thé. La dernière fois, j’ai demandé à la serveuse pourquoi la peinture de Mickey avait disparu. Elle a simplement haussé les épaules : « c’est plus moderne ainsi ».

vendredi 17 septembre 2010

Chapeau bas, madame Reding

« Je pensais que l'Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la seconde guerre mondiale. »

Ces quelques mots prononcés cette semaine par Viviane Reding, vice-présidente de la Commission européenne responsable de la Justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté, suffirent à déclencher tempête de protestations véhémentes, spasmes des autorités nationales, appels à la démission et coups de sang présidentiels.

Mais de quelle situation s’agit-il donc ? Du fait d’expulser les étrangers roms quand ils sont dans l’illégalité ? Ou bien de justifier cette expulsion par l’appartenance ethnique des personnes concernées ?

Il ne s’agit pas de jouer sur les mots. Ces deux possibilités révèlent bien des positions inconciliables car issues de deux acceptions opposées de la politique. L’une est républicaine. L’autre pas.

Remontons au 5 août 2010. Ce jour-là, le Ministère de l’Intérieur, par la voix de son directeur de cabinet, diffuse aux préfets une circulaire rappelant les « objectifs précis » fixés par Nicolas Sarkozy : « 300 campements ou implantations illicites devront avoir été évacués d’ici 3 mois, en priorité ceux des Roms ».

Or cette circulaire surprend la vice-présidente de la Commission, à qui les autorités françaises venaient d’assurer l’absence de tout critère ethnique dans les procédures d’expulsion.

Viviane Reding : « J'ai été personnellement choquée par des circonstances qui donnent l'impression que des personnes sont renvoyées d'un Etat membre uniquement parce qu'elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. »

La première phrase évoque très précisément la circulaire : oui, « l’impression » que certaines personnes sont expulsées en raison de leur appartenance à une minorité ethnique est indéniable. Viviane Reding a donc parfaitement raison de partager ce sentiment.

« Je pensais que l'Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la Deuxième Guerre mondiale. »

Cette seconde phrase est plus délicate. Tout d’abord, selon l’angle historique, elle est fausse. L’erreur de Viviane Reding, et je m’étonne de trouver le silence total à ce sujet, est d’oublier que maintes politiques discriminatoires (sur critères ethniques ou religieux) ont existé en Europe après la seconde guerre mondiale. Qu’il suffise de regarder ce qui se pratiquait dans les pays socialistes qui, sauf erreur ou omission de ma part, n’ont pas été rattachés au continent européen en 1989 ou 1990. L’idée que la guerre ne s’est pas terminée en 1945 mais près d’un demi-siècle plus tard ne devrait même plus faire débat ; je constate avec tristesse que le drame du socialisme réel continue d’être ignoré.

En dépit de sa maladresse, cette phrase présente une opinion de valeur : celle que l’Europe ne devait pas, à cause de ses principes même, de nouveau être le témoin d’une telle politique après la seconde guerre mondiale. Ce sont les événements de la guerre ont fait germer l’idée d’une Europe unie contre la discrimination ethnique ou religieuse.

Pour bien se faire entendre, Viviane Reding développe dans le même discours cette idée d’Europe meurtrie mais résolument engagée dans une nouvelle voie pour se garder de ses démons : « Soyons clairs : la discrimination basée sur l'origine ethnique ou la race, n'a pas de place en Europe. Elle est incompatible avec les valeurs sur lesquelles l'Union européenne est fondée. Les autorités nationales qui discriminent des groupes ethniques lors de l'application du droit de l'Union européenne violent aussi la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, que tous les Etats membres ont signée, y compris la France.»

Viviane Reding ne discute donc pas l’expulsion des Roms. Elle dénonce le fait que cette expulsion se fasse sur des critères parfaitement contradictoires avec les engagements fondamentaux des Etats de l'Union.

« La France est blessée » par la référence à la seconde guerre mondiale ? L’expulsion des Roms n’est pas la déportation des Juifs ? Certes, elle ne l’est pas. Les Juifs n’étaient pas renvoyés, hélas ! dans leur pays. Mais qui donc a assimilé les Juifs déportés aux Roms de 2010 ? Pas Viviane Reding, en tout cas. Son discours évite cet amalgame expéditif. La référence qu’elle fait à la seconde guerre mondiale sert à rappeler l’origine de la construction européenne, dont l’idée même naît au plus noir des années de ténèbres. Les autorités françaises feignent de voir dans cette allusion une assimilation au pétainisme – et d’adopter aussitôt un ton outré victimaire. C’est aller un peu vite en raccourcis et se ménager un argumentaire bien senti et percutant à moindre frais.

Au rebours de la défense approximative de nos caciques nationaux, cette allusion à notre histoire concerne bien d’autres pays que la France et le régime de Vichy. C’est une question de civilisation et de barbarie, un problème à l’échelle d’un continent ; mais je ne connais que trop bien l’exaspérante manie des Français à vouloir tout ramener à leur pays. La seconde guerre mondiale, cela n’était pas que Vichy. Jamais Viviane Reding ne cite Pétain, et elle a raison. Et c’est exactement le sens du commentaire qu’elle envoie à l’AFP : « je regrette les interprétations qui détournent l'attention du problème. » Nulles excuses, au rebours de ce qu’a prétendu toute la presse française – ainsi que l’Élysée, pas à une approximation près.

Pour avoir vécu dans plusieurs « républiques bananières » régulièrement rappelées à l’ordre par la communauté internationale, je me suis souvent demandé ce que ressentaient les citoyens de ces pays lors des remontrances d’autres nations. L’affaire présente m’autorise à le dire : un immense soulagement – celui de voir d’autres se préoccuper de l’avenir de mon pays, dénoncer ses dérives, veiller la démocratie.

Chapeau bas, madame Reding.

dimanche 15 août 2010

Coluche, idole des beaufs

Misère ! Misère ! Pourquoi l’image de Coluche, cet ancien ami très cher, réussit à ce point à agacer ? C’étaient donc ça, les sketches qui faisaient tant rire ? Je souffre en les réécoutant. A part deux ou trois qui tiennent encore la route, tout le charme s’est envolé, peut-être bien parce que, bien souvent, ce ne sont pas de véritables sketches, mais des enfilades de mots, plus ou moins bons, dont seule l’accumulation donne l’apparence de qualité. Je regarde ses anciens spectacles. Ils sonnent creux, même les rires semblent enregistrés. Hélas pour l’affectueux souvenir de l’homme qui réussit à faire rire les Français d’eux-mêmes

1981, l’année où Coluche commence à ne plus être drôle. Sa profession de foi pour les Présidentielles finit par ces mots : « tous ensemble pour leur foutre au cul ». Le langage ordurier de cette époque est souvent justifié par la volonté de provoquer coûte que coûte une société sclérosée. Heurter pour décoincer. Charlie Hebdo puis Hara Kiri venaient houspiller une société corsetée par des pratiques d’un autre âge.

Avant 1981, ses films n’étaient pas si mauvais : L’aile ou la cuisse, Inspecteur la bavure se regardent encore avec plaisir. Ensuite, quel désastre... Le prétentieux Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ est sinistre de bout en bout. La vacuité consternante de La vengeance du serpent à plume répond au naufrage des Rois du gag. Comme tout acteur comique, ou presque, Coluche a son heure de gloire dans un rôle dramatique. Pourtant, Tchao Pantin avec ses grosses ficelles et ses bons sentiments (ou dois-je écrire : ses bonnes ficelles et ses gros sentiments) n’est certainement pas un bon film.

Mais le pire était sans doute son faux mariage avec Thierry le Luron. On se souvient combien ce gag de potaches, sympathique pour les protagonistes et leurs amis, fut érigé en un pur moment d’humour national. Il arrive que des rétrospectives nous passent encore des extraits de cette parodie pas drôle d’événement people. La vue de Coluche déguisé en grosse mariée donnant le bras à un Le Luron plus tête à claques que jamais rappelle avec cruauté ce qui faisait rire les Français dans les années 80… Ou dois-je dire : une partie des Français, l’autre se souvenant déjà avec nostalgie d’un Coluche autrement plus complice et corrosif.

2010. Nous voilà enfin parvenus à cette époque merveilleuse où les hommes publics – artistes, politiques, comiques, journalistes, sportifs… - peuvent employer des gros mots sans se faire remarquer, ou presque. « Tous ensemble pour leur foutre au cul », la profession de foi du jeune libertaire, fait-elle encore marrer ? Oui. Elle fait marrer cette France vulgaire, rétrograde et pétrie de préjugés que Coluche a tant ridiculisée. La déconnade à tout prix serait comique, forcément comique. Et vive l’insulte, ce refuge intouchable des rebelles médiatiques. Coluche idole des beaufs ! Que cela doit être dur d’être aimé par des cons…

L’homme des Restaurants du cœur n’est certainement pas le premier venu, dira-t-on. Mais s’agit-il de cela, en vérité ? On peut être piètre comique et homme de cœur. Et c’est avec un immense regret que j’ose écrire ces mots : « piètre comique ».

vendredi 13 août 2010

Wiki, dada bobo

Wiki truc, wiki machin ou wiki chose, l’univers virtuel déborde d’outils sympas, cools et gratuits. Le préfixe wiki annonce la couleur : celle d’un bricolage original, indemne de cupidité, frontalement opposé à la rouerie mercantile des grands éditeurs. Le wiki se veut outil collaboratif. Cet adjectif très laid, tiré d’un jargon technocratique, désigne un travail réalisé en équipe. Ainsi Wikipédia s’annonce encyclopédie collaborative : chacun écrit ce qui lui passe par la tête sur les sujets les plus divers. Les articles sont modifiables par n’importe quel utilisateur d’internet. Et que se passe-t-il si vous écrivez des bêtises ? Eh bien, d’autres mieux informés s’emploieront à corriger.

Voilà le pari de l’affaire : la main invisible du savoir de masse est censée rejeter les outrages, décourager les vandales, écœurer les mauvais esprits pour recueillir in fine la substantifique moelle de l’antique sapience.

Joli programme. Le problème est que même si vous écrivez des choses exactes, d’autres se chargeront de les travestir ou les supprimer selon leur gré. Que vous soyez spécialiste du domaine ne change rien.

Car, voyez-vous, l’objet de Wikipédia n’est pas la véracité, mais la neutralité de point de vue.

Or, une encyclopédie où la vérité n’est pas le but n’est par définition pas une encyclopédie. C’est un recueil de racontars. Une encyclopédie fondée sur la neutralité est une contradiction dans les termes. L’impartialité n’est pas un gage de savoir ; et l’exactitude du savoir n’est jamais neutre.

Prétendre que la vérité est relative est un poncif éculé. La connaissance a précisément le but de cerner au mieux la réalité. Si tout est relatif, l’idiot et le savant sont au même niveau, chacun s’exprime selon ce qu’il a en tête, nulle légitimité ne prévaut. Préjugés et raison scientifique ? Rumeurs et faits historiques ? Raison et superstition ? Kif kif, tout cela, Wikipédia d’un ton fat étale tout, le vrai, le faux, l’idiot, le sublime et l’ignoble, mêle fange et chantilly, faits historiques et rumeurs people, axiomes et vilenies. Chaque point de vue, nous dit-on, est censé présenter un caractère pertinent. Alors, tout va bien ? Hélas non, car qui jugera de la pertinence des points de vue, sinon des anonymes dont la propre pertinence de jugement échappe à tout contrôle ?

Le principe rappelle les procédés où au nom de la sagesse populaire l’idiot du village était nommé chef à la place du chef. C’est le jour des fous médiéval ; mais sur Wikipédia, le village est planétaire, et chaque jour est jour des fous.

L’on mesure à quel point Wikipédia rassure l’âne et chagrine le savant. « Si t’es pas content, t’as qu’à corriger ». L’argument (soyons gentil) des wikipartisans tombe dans un vide sidéral. N’étant pas ignare en tout, je relève des erreurs manifestes dans un nombre considérable d’articles de la pseudo-encyclopédie. Mais n’étant pas savant en tout, je ne saurai gaspiller une part de mon existence à rechercher les informations exactes pour rectifier ces mêmes articles. Activité d’autant plus vaine que n’importe quel scribouillard de l’internet pourrait en une paire de clics annihiler mon travail au nom du principe que l’âne vaut le savant, déclenchant échange d’arguments à n’en plus finir, arbitrages et autres joyeusetés bureaucratiques dont la sympa Wikipédia regorge.

Mais surtout, activité vaine parce que ce travail existe déjà, réalisé par des gens qui savent : je parle ici des encyclopédies – les vraies – dont c’est précisément la fonction. Vouloir corriger Wikipédia renvoie pêle-mêle à deux personnages mythiques : Sisyphe et Augias.

Une encyclopédie n’est pas rédigée au gré du tout venant. Elle éclaire au lieu de noyer le lecteur. Elle présente l’essentiel avant l’accessoire, offre des articles construits selon une logique interne, et non constitués d’un invraisemblable bric à brac de brimborions entassés en un fatras chaotique selon le bon vouloir de rédacteurs à la sauvette.

Ils voulaient édifier le palais idéal du facteur Cheval, ils n’ont réussi qu’à construire un bidonville grotesque, chaque jour plus bedonnant et précaire.

Il existe, nous dit-on, quelques très bons articles sur Wikipédia. C’est l’argument du poissonnier qui, entre crevettes avariées et dorade picorée par les mouches, vanterait la fraîcheur d’un saint-pierre. Sur un million d’articles, qu’il surnage quelques textes dignes d’intérêt n’est à vrai dire pas étonnant. Encore faudrait-il aussi faire la part entre ce qui revient à Wikipédia et ce qui relève du plagiat dans cette masse infime.

L’anonymat sonne la revanche des médiocres, des frustrés, des révisionnistes, sectaires et tarés de tout poil, heureux de cette tribune prestigieuse et camouflée leur offrant une caisse de résonance sans égale. A l’abri de leur nouvelle respectabilité, les voilà dans la place pour insinuer leurs lubies, asséner leur pouvoir, dégoûter les plus savants qu’eux ayant l’heur de ne pas partager leurs manies. Certains domaines sont chasse gardée. D’où l’enjeu territorial jalousement veillé par des escrocs tout-puissants. Wiki, dada bobo tombé dans les griffes d’apprentis despotes.

Le droit à l’erreur justifie l’à peu près et le n’importe quoi ? Non. Toute production humaine est en soi entachée d’anomalies plus ou moins vénielles. Cela ne saurait justifier l’approche sciemment biaisée de l’information. Travestir délibérément la connaissance va à l’encontre même des principes qui fondent notre civilisation. Or ce dernier cas est exactement celui de Wikipédia, ouverte à tous les vents de la bêtise anonyme.

Par contagion, le terme wiki se retrouve dans une multitude de projets collaboratifs, souvent gratuits et se voulant en décalage avec une hypothétique « ligne officielle ». Être wiki, c’est être un rebelle, un sympathique bénévole empli d’humanisme et investi d’une mission dont il discute à longueur de temps les mérites en une sorte de novlangue qu’il partage avec ses pairs.

Récemment, un site nommé Wikileaks (version non censurable de Wikipédia, sans lien avec celle-ci) a publié sur la toile mondiale un gros paquet de documents confidentiels sur la guerre en Afghanistan, sans masquer le nom des informateurs opposés aux Talibans. Quelles que soient les opinions que l’on possède au sujet du conflit, quel que soit son avis sur l'à-propos de mettre à disposition du public des informations classées top secret, il faudrait avoir un cœur de pierre pour admettre sans broncher le péril mortel qu’une telle initiative fait peser sur la tête des soutiens locaux des démocraties.

Merci qui ? Merci wiki !

dimanche 8 août 2010

Le petit Nicolas

A la suite de quels égarements a-t-on fini par présenter Le petit Nicolas, série d’histoires de René Goscinny illustrées par Sempé, comme un sommet de fantaisie, d’imagination et d’humour ? On aura beau porter un regard bienveillant sur ces récits, rien en eux ne saurait retenir l’attention, tant les procédés narratifs souffrent d’automatismes routiniers et laborieux. Pour prendre quelques détails : la feinte éculée du gamin naïf, les tics de langage, faussement jeune, les clichés de situation. Des personnages stéréotypés : Alceste le gourmand, Aignan premier de classe, etc. Des rebondissements convenus. Et, le plus pénible, un ton très France bien pensante, lisse et niais, daté. Le petit Nicolas n’est pas vraiment mauvais, sans doute, mais certainement pas pour autant mémorable. Pour cela il aurait fallu autre chose, une pointe de cruauté, un je-ne-sais-quoi roué qui nous rendent les péripéties un peu plus intéressantes. Sans cela, ces aventures ne nous concernent simplement pas.

Ce qui agace, avec le petit Nicolas (je parle des livres et non du film encore plus médiocre que l’on a jugé bon de commettre), c’est cette adoration sur commande qui entoure l’œuvre. Comme si Sempé n’avait pas donné, ailleurs, des preuves ô combien plus convaincantes de son talent. Et comme si Goscinny n’avait pas déployé tout son art autrement que dans cette triste collaboration.

Prenez Astérix, prenez Lucky Luke. Le premier est plus connu, mais pour de mauvaises raisons. Que connaît-on d’Astérix aujourd’hui, hormis un parc d’attraction sans âme, et quelques films, tous ratés ? Et faut-il citer les lamentables aventures publiées par le dessinateur Uderzo seul, après la mort du scénariste ? Que l’on ne s’y trompe pas, cependant. Les véritables aventures d’Astérix, en bandes dessinées, sont d’inestimables trésors d’humour et de narration. Je parle ici des albums allant grosso modo d’Astérix chez les Bretons jusqu’à Astérix chez les Belges. Je plains ceux qu’y s’imaginent ne voir là qu’historiettes pour enfants, gentils Gaulois contre méchants Romains. Astérix aux jeux olympiques est une satire bien troussée du nationalisme, Le devin se moque avec talent des superstitieux de tout poil – y compris des croyants ! - et le Domaine des Dieux est une image sans concession des grands ensembles urbains. L’on pourrait continuer longtemps l’énumération des travers modernes si intelligemment mis en question dans Astérix.

Mais à l’encontre d’une opinion courante je trouve que l’association de Goscinny avec Morris encore plus aboutie. Morris était le dessinateur de Lucky Luke, héros du grand ouest américain – tel qu’imaginé vu d’Europe. Les grands albums de Lucky Luke s’inscrivent à peu de choses près entre En remontant le Mississipi et La guérison des Dalton. Quand elle fonctionne, la collaboration entre Morris et Goscinny touche à la perfection : Les Collines Noires, Tortilla pour les Dalton, Western Circus sont des sommets du burlesque intelligent en bande dessinée. Le trait de Morris, tout en acuité nerveuse, loin de la sorte de beau style cultivé par Uderzo, sait se faire étonnamment moderne et adulte : prenez certaines vignettes de Jesse James, avec les visages sanguins des villageois, ou encore ces étranges cases où tous les personnages sont colorés uniformément. Morris, incapable de sauver certains scénarios trop faibles de son illustre compère (L’Empereur Smith, plombé par une morale besogneuse, n’est jamais drôle), était, on l’oublie trop souvent, un dessinateur hors pair.

En jetant un regard sur les autres célèbres créations de Goscinny, je m’aperçois que cette dernière condition était sans doute nécessaire et nullement suffisante. Iznogoud, avec le limité Tabary, cède trop à la « dégradante monomanie des jeux de mots » (H. Gauthier-Villars) et fatigue sans jamais séduire. Avec Gotlib et les Dingodossiers, le scénariste ne parvient qu’à cette sorte de gentillesse niaise qui nimbe aussi le petit Nicolas. Gotlib sera sans conteste à son avantage dans Rubrique à Brac. Et même Goscinny en scénariste occasionnel de Modeste et Pompon, de l’immense Franquin, reste insipide.

C’est rendre un bien mauvais service à ce scénariste si fin et intelligent que d’encenser contre vents et marées ses productions les moins abouties. Et Le petit Nicolas, dont on nous rebat tant les oreilles en ce début de siècle, en fait malheureusement partie.

samedi 12 décembre 2009

Pour la Suisse

Alors, fascistes, les Suisses ? L’unanimité des réactions de la presse française, au lendemain du résultat de la votation sur les minarets, pose benoîtement la question. Circonstances aggravantes : le seul parti qui chez nous se félicite du choix de nos voisins est le Front National. Pourtant à y regarder de plus près les choses ne sont pas si tranchées. Ne trouve-t-on pas, parmi les partisans des minarets, quelques individus aussi peu recommandables, pour le moins, que nos brailleurs du FN ? Je ne sache pas que Kadhafi, par exemple, soit un parangon d’humanité et de tolérance ; pas plus que d’autres dignitaires indétrônables du Moyen-Orient, d’Afrique ou d’Asie du Sud-Est, tous ulcérés par la décision suisse.
L’on ne sera certes pas plus avancés après avoir renvoyé dos à dos les extrémistes des deux camps, du moins aura-t-on supprimé le préjugé que les « fachos » ne sont que dans le camp du Oui.

Parlons de la question posée, en examinant quelques réactions courantes. Est-il besoin d’être fasciste pour se prononcer contre la construction d’édifices religieux faits pour être vus, et de loin ? Est-ce être raciste que de se prononcer contre une religion ? Et est-ce se prononcer contre une religion que de refuser l’une de ses plus voyantes manifestations ? Car, pourtant, les églises ne vous choquent pas, alors pourquoi pas des minarets ? entend-on demander ici et là.

Questions en vérité sans objet. A titre personnel, la construction d’un nouveau lieu de culte, quel qu’il soit, va à l’encontre de mes convictions selon lesquelles tout effort architectural et financier devrait privilégier la culture, l’ouverture, la santé – en un mot, la science et non la croyance. C’est pourquoi une nouvelle église m’attristerait tout autant qu’un édifice dédié à tout autre croyance.

Mais il y a plus, et je ne crois pas que le nœud du débat se trouve ici. L’Islam n’est pas qu’une religion. C’est une règle de vie, avec ses principes sociaux, ses exigences, ses lois. Dire non aux minarets, c’est aussi prononcer une défiance vis-à-vis de telles règles. Le rédacteur en chef de Libération se moquait de l’ampleur de ce vote dans les cantons où précisément les Musulmans sont le moins nombreux, comme si les électeurs avaient matière à se plaindre en la matière :

« La force absurde du préjugé se vérifie d’autant plus que ce sont les cantons où il y le moins de musulmans qui ont le plus approuvé la mesure anti-islam réclamée par la droite extrême » (Libération du 30/11/2009)

Curieux, cet argument l’est à plusieurs titres.

D’abord, nul besoin d’être confronté quotidiennement à un phénomène pour porter un jugement sur ses manifestations. Ce serait bien la peine d’accéder à une myriade de sources d’information, sur tous les supports et à tout moment de la journée, pour ne se prononcer en définitive que sur les événements qui se produiraient chez soi, au coin de sa rue !

Laurent Joffrin parle de « peur irraisonnée de l’islam ». Irraisonnée ? Il me semble qu’au contraire des raisons existent. N’est-ce pas au nom de l’Islam que des attentats sont régulièrement perpétrés en Europe et ailleurs ? Et n’apprend-on pas tout aussi régulièrement que de nouveaux attentats ont pu être déjoués, ce qui tendrait à prouver que la volonté destructrice des fondamentalistes ne faiblit pas ? Parler de « peur irraisonnée » semble dès lors bien mal venu. L’expression enferme les Suisses dans une vision paranoïaque, ce qui n’est pas en soi bien plus subtil que d’enfermer tous les Musulmans dans une vision fondamentaliste.

Ensuite, faudrait-il s’étonner que, mécaniquement, l’ampleur du vote pro minarets soit plus favorable dans les cantons où se trouvent le plus de Musulmans ? Cette causalité élémentaire a semble-t-il échappé à Laurent Joffrin, qui n’est pas le plus à blâmer, pourtant, de nos commentateurs de la vie publique.

La faculté d’adaptation de la religion musulmane aux sociétés européennes est ici clairement en question. Ce qui heurte, ce ne sont pas tant les manifestations des Fous des Dieu, au Moyen-Orient ou en Europe, dont l’actualité ressasse chaque semaine les massacres, attentats ou exécutions, que l’absence de réaction des Musulmans modérés dans nos sociétés. J’aurais tant aimé voir l’Islam des lumières manifester sa haine des extrémistes quand Théo Van Gogh a été égorgé ou quand le président iranien menace de rayer Israël de la carte. Hélas, je n’ai rien vu de tel, de même que je n’avais rien vu quand des fondamentalistes appelaient à exécuter Salman Rushdie, coupable d’avoir brossé, et avec quel esprit ! le Prophète abusé par le Malin dans les Versets Sataniques. Ce silence pèse sur la société, laisse croire que le seul Islam tolère par son mutisme les pires horreurs, et – c’est le comble - justifie par réaction la position de nos propres extrémistes. La religion de paix tolère-t-elle en son sein des fauteurs de guerre ? Une clarification exemplaire des dignitaires musulmans, et massivement appuyée par tous les fidèles attachés à la démocratie, serait, de ce point de vue, la meilleure des réponses.

Car il en existe, des musulmans laïques. Mon ami Hicham, un verre de liqueur capiteuse en main, commentait d’un rire rabelaisien les frasques des barbus et ne crachait pas sur de belles côtelettes de porc. Pourtant, musulman, certes, il l’était ; mais il l’était tout autant que moi suis chrétien, en dépit de mon athéisme. Je me souviens comment il venait m’interroger sur des choses pour moi évidentes mais que personne n’avait jamais pris soin de lui enseigner, et surtout pas l’école de son pays. Qu’est-ce que l’évolution ? Qui était Darwin ? Pourquoi tant de bruit autour de la Shoah ? Alors, je ramassais mes souvenirs et tâchais de les lui faire partager. Il était stupéfait par ce que je lui disais, opposait les arguments des religieux dont on lui avait bourré le crâne, demeurait toujours sceptique mais remué de choses nouvelles, intérieurement bouleversé. Et un jour il changea, sans renier sa culture, sa religion, son passé, il sut qu’une autre histoire existait, que la version des faits dont on lui avait saturé l’esprit depuis des décennies croulait sous l’exercice de la raison.
Et moi aussi je changeai ; je m’aperçus, effaré, que d’autres hommes n’avaient jamais eu le minimum de savoir qui leur permettrait de questionner leur vision du monde, je sus que certains d’entre eux, quoique brillants étudiants, n’avaient pas les moyens de la lucidité. Et surtout je compris qu’un homme qui réfléchit et examine les faits peut devenir athée. Encore faut-il que ces faits-là lui soient enseignés…

On a beaucoup déploré « l’intolérance » des Suisses. Magie de la rhétorique, misère du sens… L’intolérance, ce n’est certainement pas rejeter la manifestation d’une croyance, pas plus que la tolérance serait d’accepter bouche bée la moindre vocifération d’un représentant religieux.
L’intolérance c’est très précisément l’usage de la violence pour empêcher l’expression d’une liberté. Ainsi les autodafés, les polices politiques, l’emprisonnement des opposants pour leurs idées, la lapidation des pécheresses ou l’exécution des apostats. Or un vote démocratique est exactement l’inverse d’un acte violent, qu’il rend inutile et dérisoire. Limiter démocratiquement l’expression d’une religion n’est pas de l’intolérance, c’est de la démocratie.

Faut-il veiller à ne pas blesser les croyants ? Un curieux consensus paraît s’imposer à chaque poussée de fièvre. Ne heurtons pas les convictions, surtout ! Pas pitié, pas de provocation, pas d’huile sur le feu. Le croyant, blessé dans sa foi, ne risque-t-il pas de se sentir rejeté, et ne va-t-il pas rechercher auprès d’individus plus radicaux un confort que la société démocratique est incapable de lui offrir ?
Or, et c’est là un paradoxe parfois difficile à faire entendre, un citoyen attaché aux valeurs démocrates est par définition heurté par quantité de choses. Ses convictions sont combattues par d’autres convictions tout aussi respectables, mais opposées. Vous considérez que Fidel Castro est un tyran sanguinaire ? Vous pourrez entendre avec consternation Mme Mitterrand soutenir l’inverse à une heure de grande écoute. Il est au contraire à vos yeux l’un des derniers remparts contre le capitalisme galopant ? Les commentaires politiques d’un Eric Zemmour ne manqueront pas dès lors de vous hérisser. Il suffit à tout un chacun de contempler la devanture d’un kiosque à journaux pour trouver maintes opinions inconciliables et également autorisées, car ainsi est la démocratie – l’inconfort institutionnel.

Vivre en démocratie, c’est accepter l’inconfort, s’en faire une raison même car là est le secret du vivre ensemble. Nos sociétés sont celles où une part d’inconfort mesurée (c’est-à-dire : conforme aux limites de la loi des hommes) est nécessaire pour, précisément, rendre la vie le plus confortable possible.

Cela reste à comprendre de la part de ceux qui s’offusquent que l’on puisse blesser des croyants. Car l’on n’en finirait pas de dresser la liste des meurtrissures. Que l’Homme descende d’un primate n’est pas une opinion, c’est un fait, et ce fait blesse les fondamentalistes. Vais-je donc travestir la vérité, mentir sur le réel, pour complaire aux braves croyants ? Faut-il modifier nos programmes scolaires ? Prévoir des itinéraires inoffensifs dans nos Musées d’Histoire Naturelle afin que les fidèles ni croisent ni squelette de Brontosaure, ni reconstitution d’Australopithèques, ni quoi que ce soit qui puisse heurter leur foi en la Création divine ? Ne faudrait-il pas, à ce titre, voiler la façade même de ces musées, dont la simple existence blesserait à coup sûr le regard des pratiquants ?

Devrai-je nier l’égalité devant la loi de l’homme et de la femme, même si des écrits religieux affirment l’inverse ? Attend-on de moi que je me refuse à commenter les enquêtes sur le « Saint-Suaire », dès lors qu’elles établissent sans grande surprise ni contredit la thèse du faux ? Que je taise la souffrance de l’animal que l’on égorge sans étourdissement préalable ? Faudrait-il que je me fasse négationniste en histoire pour taire les massacres perpétrés par tels adeptes d’une foi encore vivace ? M’abstiendrai-je de lire Don Quichotte de la Manche, d’écouter L'enlèvement au Sérail ou de savourer le monologue de Figaro sous prétexte que ces chefs-d’œuvre contiennent des allusions pas toujours très flatteuses pour l’Islam ? Surtout, ne blessons pas, vous dis-je ! Respect !

Et si par malheur je m’avisais de veiller à ne heurter personne, quand bien même j’aurais observé toutes les pratiques religieuses de mes semblables, qui m’assure que le plus inoffensif geste machinal n’aille pas déclencher l’ire de quelque obscure mais vindicative religion ? Swift, déjà, avait su donner une réjouissante illustration de la stupidité dogmatique en confrontant Gulliver aux Petit-Boutiens et Gros-Boutiens – ceux pour qui les œufs doivent être cassés par le petit bout, viscéralement opposés aux adeptes de la rupture du gros bout. L’absurdité de cette haine tenace et mortifère entre les croyances reflète parfaitement la consternation du libre-penseur confronté à la bêtise des dogmes, et le rire de Swift offre un incommensurable réconfort par-delà les âges à tous les esprits libres.

L’argument de la blessure infligée aux croyants est (si l’on me passe le mot) une hérésie en terre démocratique. C’est bien pour cela que l’on évoque le respect imprescriptible de la vie privée : son exact pendant est l’acceptation d’opinions contraires dans la vie publique. Ne pas comprendre cela, c’est nier la démocratie. Refuser cette blessure, c’est défendre un monde totalitaire.

D’aucuns ne se privent pas de souligner l’égoïsme des Suisses. Après tout, la Confédération Helvétique est la terre du secret bancaire, inestimable refuge pour la fortune des despotes plus ou moins avoués. Alors, comment s’étonner de ce geste de repli sur soi ?
A y regarder de plus près, cette thèse s’effondre. L’un des arguments avancés en faveur du Non à l’interdiction était précisément le manque à gagner en cas de victoire du Oui. Les grandes fortunes du Proche-Orient ou d’ailleurs allaient certainement prendre d’énergiques mesures économiques pour châtier le pays rebelle.
Le résultat du vote connu, la menace a aussitôt été mise à exécution, et il est vraisemblable que la Suisse n’a pas fini de payer son choix. Or, ces mesures de rétorsion étaient parfaitement attendues, et c’est en pleine connaissance de cause que les électeurs ont voté. Il est donc juste de souligner que les Suisses ont préféré l’expression d’un choix politique aux désavantages financiers de ce résultat. Est-ce là la démarche d’un peuple avant tout soucieux du confort économique, au détriment de tout autre conviction démocratique ? Il ne semble pas ; au contraire, et il faut s’en réjouir : le chantage de rétorsions financières n’a pas fait reculer la démocratie. Je précise que cela aurait été la même chose en sens inverse : si la perspective de perte de marché avait été liée à une victoire du Oui, il aurait fallu se féliciter de la victoire du Non – je veux souligner que le prétendu égoïsme des Suisses a en réalité fait long feu en face de l’expression populaire.

Alors, fascistes, les Suisses ? Il n’y a pas si longtemps, il était de rigueur de traiter de fasciste tout opposant au communisme. Ceux qui ont connu l’époque du remuant Georges Marchais, premier secrétaire du PCF pendant les années 70 et 80, n’auront aucun mal à s’en souvenir. Pire, la lutte ouvertement anticommuniste était alors laissée à un parti bien peu recommandable – le Front National, déjà.
Il est vraisemblable que cette attitude soit incompréhensible pour les jeunes générations, qui n’ont pas grandi dans l’illusion d’un Grand Frère philanthrope et égalitaire, précurseur d’un monde meilleur. Nous savons fort bien que rien de cela n’était vrai, et que le soviétisme fut (humainement, économiquement, culturellement) l’une des plus éprouvantes catastrophes de l’histoire.

La moindre des choses serait que nous tirions les leçons du passé. Si nous écartons les partisans sincères du totalitarisme, seuls des démocrates aveugles ou délibérément abusés, en dépit de leur intelligence, pouvaient soutenir l’URSS et ses sbires.
L’islamisme est-il le communisme du XXIe siècle ? Au vu des réflexes passionnels et idéologiques qui ont accueilli le choix suisse, laissant la seule opposition politique entre les mains d’un parti avarié, on serait enclin à penser que les idiots utiles ont trouvé matière à recycler leur combat en se posant en alliés d’une idéologie plus actuelle. Il est remarquable qu’une fois encore, cette lutte s’érige au nom de la pauvreté, de l’antiracisme, du tiers-mondisme – autant de vertus humanistes mises au service de causes pour le moins discutables.

lundi 10 août 2009

Un jour aux bains

Dimanche matin. Non sans appréhension, je prends un forfait hammam + gommage + massage + thé à la menthe au guichet de la Mosquée. Le caissier me tend des bracelets de couleur répondant aux options souscrites. Me voilà dans le vestiaire.

Il n'y a pas grand monde et je m'en réjouis. Revêtu d'un maillot short jaune, une serviette façon Caraïbes à l'avant-bras, je pousse l'entrée des bains turcs. Bon, la première pièce est celle des toilettes. Continuons. J'entre au hasard des ouvertures pratiquées dans les différentes pièces de l'édifice, pour enfin trouver une salle carrée d'environ 10 mètres d'arête, dont les côtés sont aménagés en niches. Chaque niche possède deux robinets. J'essaye le premier : l'eau est chaude. Puis le second : l'eau est brûlante. Me voilà prévenu : voici le domaine des éléments extrêmes, l'eau et le feu. Dans le fond, une dernière petite salle emplie de vapeur blanche. La chaleur est intense. Je remarque une petite piscine dans laquelle personne ne barbote. Est-ce réellement une piscine ? Dans le doute, je préfère ne pas tenter l'immersion. Je renonce au bain de vapeur, trop vif, et décide d'explorer les lieux. Déception : l'impression d'immensité est factice. Les autres portes ne donnent que sur des petites pièces avec des douches, sans autre issue. Le saint des saints est la salle carrée. Visiblement c'est là que l'on vient s'étendre et transpirer.


Le hammam s'emplit peu à peu. Bien des gars sont munis d'un rasoir bic avec lequel ils lissent consciencieusement leur cuir. "Le poil, voilà l'ennemi", pensé-je in petto. Dans un coin, un petit vieux fait d'ahurissants exercices d'assouplissement. Il n'a pas un gramme de graisse, ça aide. Je vois passer un jeune adulte les joues cachées sous une mousse imposante. Encore un candidat au rasage... Un autre a carrément pris sa trousse de toilette, a sorti la brosse à dents et le Tonigencyl, et se frotte vigoureusement les incisives, avant de cracher le tout dans le puits central. Cette proximité me met mal à l'aise, j'ai l'impression d'avoir des inconnus dans ma salle de bain.

N'ayant pas encore épuisé mon option gommage, je me mets en quête du masseur. Je trouve à l'entrée des Bains deux tables occupées par des clients en plein massage. Travaillant sur la table de droite, un jeune masseur au teint cuivré, collier de barbe impeccablement soigné se terminant en simili-bouc. On dirait une représentation du Prophète jeune, quand il épousa Khadija. Sa taille a la souplesse de la liane, et il me paraît le candidat idéal pour jouer le Fils du Cheik, ou pour faire un chèque au FIS, je ne sais trop. La seconde table est desservie par une dame d'un certain âge, si j'en crois sa longue et terne chevelure nouée par un simple chouchou. Son aspect me rappelle vaguement la prof de TP Électricité, grande bonde sur le retour dont l'expérience supposée faisait jaser les jeunes écervelés d'étudiants que nous étions. "Va pour la masseuse", me dis-je. Je m'approche donc de sa table. Consternation : ce n'est pas du tout une dame, mais une sorte de hippie de la grande époque, au visage émacié et à la crinière si abondante qu'elle m'a abusée.

L'autre me voit et s'empare de mes bracelets. "Je m'occupe de vous !" lance-t-il d'un air mi-agacé mi-"vient pas m'emmerder, toi". Je demande si j'attends ici. "Non, vous allez vous refroidir. Allez donc au chaud", et il accompagne cet ordre sommaire d'une mimique ambiguë.

Me voilà revenu dans la salle carrée. Je vois que le bassin, dans la pièce de vapeur, est occupé par un gaillard ventripotent, immergé jusqu'à la nuque. C'est donc bien une piscine. Je m'y plonge à mon tour. Pauvre de moi ! L'eau est glaciale. Impossible de m'acclimater à ce bain polaire. Je redoute la syncope et décide de patienter sagement dans la salle carrée jusqu'à l'arrivée de mon hippie de masseur. C'est l'affluence. Un jeune ismaélien vient se frotter avec application l'arrière des cuisses juste sous mes yeux. Est-ce voulu ? Y a-t-il un sous-entendu dans ces pratiques ostentatoires ? Mon corps est couvert d'une épaisse transpiration.

Heureusement l'heure du gommage est venue. Muni d'un gant de crin, le chevelu me racle le dos, les jambes, les bras. Le traitement est revigorant, à la limite de la douleur. Je me sens tout chose, quoique crispé par la position requise pour l'opération : allongé sur un mince matelas, à même le sol, les bras en croix et totalement exposé. Faut avoir confiance ! Mais j'en sors entier, mise à part la couche supérieure de mon derme dont m'a si obligeamment dépouillée mon ami John-Lennon-aux-doigts-de-crin. Passons au massage. "Pas si vite, me dit John. D'abord, il faut vous chauffer un peu". C'est sa phrase fétiche, à celui-là, ma parole ! Bref, je trimbale ma carcasse une nouvelle fois dans la salle carrée, investie par des bandes de jeunes (comme on dit aux infos) au regard façon De Niro. Certains sont en slip kangourou, d'autres ont la taille si basse qu'on distingue l'amorce du sillon parafessier. Pauvre de moi !

Le massage a lieu dans le vestibule d'entrée. Pas grand-chose à craindre, dorénavant. Crinière de feu profite de ma situation allongé sur le ventre pour me toquer différents points du corps avec ce que je ressens être un petit marteau. Pas désagréable, surprenant et inédit. Puis il roule quelque chose de sphérique sur mes omoplates. Étonnant. Revenu sur le dos, je demande des précisions. Le petit marteau est composé de je ne sais plus quel bois censé éveiller des énergies positives, ou quelque autre calembredaine de la même eau. Quant à la petite boule, elle a l'aspect d'une pomme de pain, dont les aspérités sont censées réguler les fibres musculaires "comme une grille dans un champ de blé". Mouais ! Mais le côté agréable de ces pratiques ne fait pas de doute. Le gars termine par un massage plutôt classique, m'aspergeant généreusement d'huiles essentielles, tout en pérorant sur la faillite du monde moderne, la perte du sens, la beauté des ondes positives, la force tellurique, le végétarisme, la méditation, les essences aromatiques, les encens, la nourriture bio. Un peu plus, je le sens, il allait me proposer un voyage sur Sirius.

Moulu mais entier, donc heureux, je savoure un thé à la menthe en méditant sur cette expérience si neuve. A renouveler ? je ne sais pas. Trop tôt pour le dire. Mais dorénavant je fais partie de ceux qui savent - qu'il faut mettre un pagne, et non un maillot short jaune, sous peine de se faire tancer par un soixante-huitard défraîchi.

jeudi 12 février 2009

L'élégance du hérisson


Un roman de Muriel Barbery publié chez Gallimard.

Deux histoires en une. La première, celle de Renée, concierge dans un immeuble des beaux quartiers, férue de philosophie et d’art mais faisant son possible pour n'en rien laisser paraître. Aux yeux des locataires et des voisins, elle doit rester une simple gardienne, laide, antipathique et inculte. La deuxième, le journal intime de Paloma, 12 ans, révoltée et songeant à se suicider.
Paloma habite dans l’immeuble gardé par Renée. Les deux femmes se définissent comme des marginales, à l’écart d’une société qu’elles ne goûtent guère et dont la quasi-totalité des manifestations sociales les écœurent. Il faudra l’arrivée d’un nouveau locataire, un Japonais nommé M. Ozu, pour qu’elles soient en quelque sorte percées à jour, qu’elles se rencontrent et qu’elles envisagent un destin différent.

Paloma

Celui de Paloma semble dès le début tout tracé. Ce monde, on l’a dit, le dégoûte. C’est ce que nous nous lisons dans son journal, ses « pensées profondes » et autres écrits que l’âge tendre encourage à confier au papier. Nous voyons la société qui l’environne à travers ses yeux, et au gré de ce qu’elle veut bien en dire. Sa mère « droguée », son père « démissionnaire », sa sœur « superficielle », bref : « tous dégénérés ». Gardons-nous bien de conclure quoi que ce soit sur ces personnages : nous ne les connaissons pas, et rien ne saurait être plus subjectif que le journal d’une adolescente. Pour le reste, si ce que dit Paloma nous semble mature – en fait, conforme à ce que pourrait dire un adulte d’aujourd’hui sur le monde qui l’environne – ce n’est pas que la jeune fille soit si précoce que cela. C’est plutôt que le monde d’aujourd’hui est volontiers infantile, superficiel et aussi vain qu’un clip vidéo. Ainsi, l’amour de Paloma pour les mangas est très révélateur. « Je lis des mangas de Taniguchi, un génie qui m'apprend beaucoup de choses sur les hommes ».
« Un génie » auteur de mangas, rien que cela. Dans la bouche d’une enfant de 12 ans, cela fait sourire, et il faut considérer ce genre d’assertion à sa juste valeur. Qui d’entre nous, adolescent, n’a pas eu le même genre de réflexion ? Et qui n’a pas eu la tentation d’envoyer au diable les préceptes d’un vieux monde incapable de comprendre et de conseiller la jeunesse moderne ? La réaction est non seulement normale mais encourageante dans le long et difficile processus qui mène à l’âge adulte. Encore faut-il y arriver, c’est-à-dire être capable de porter à maturité son propre rapport au monde. Qu’un adulte aime les mangas, pourquoi pas ; qu’il les tienne au même niveau, voire au-dessus de l’œuvre d’un Molière ou d’un Flaubert, voilà qui poserait problème, et un sacré problème. Cela reviendrait à brader une part essentielle de la culture au nom d’une prétendue ouverture d’esprit.

Paloma, en bonne adolescente, parle de suicide. Sa sourde révolte ne trouve repos qu’auprès d’amis venus de loin. Une copine d'origine africaine, un monsieur japonais. Elle n’hésite pas à se dépeindre en héroïne des rapports conflictuels qu’elle entretient avec les autres : le professeur de français ne comprend rien, je le remets à sa place ; le psychologue de maman est un charlatan, je lui fais comprendre que je ne suis pas dupe. Encore une fois nous ne savons pas exactement ce qu’il en est, étant donné que c’est elle qui raconte et choisit une mise en scène à sa convenance. Les jugements hâtifs, le vocabulaire très teen-age, la détestation de l’occident qui arrache les orphelins aux pays ravagés, les fautes de goût ne nous révèlent que ce que nous savons déjà : voici une adolescente en crise, bien dans son époque et par conséquent pur fruit de la société qui l’a engendrée… Cela se confirme lorsqu’elle épouse une rhétorique très alter-mondialiste (tendance marxiste) pour fustiger le manque de professionnalisme des plombiers capitalistes. Cela n’est pas en soi un constat négatif. Quel adolescent pourrait prétendre à la sagesse ?

De même, la bouffe française est prétentieuse et chère ? Vive la restauration japonaise, subtile et raffinée. Et vivent les mangas, ces bandes dessinées venues de là-bas et si prisées des gens d’ici. Les dessins sont affligeants, les caractères stéréotypés, les histoires absconses ? Et alors, c’est japonais, donc c’est bien. Comment oserions-nous critiquer l’art étranger, tellement plus délectable que les pénibles procédés occidentaux ?

Renée
Renée, quant à elle, nous annonce d’emblée qu’elle se pique de littérature russe, de cinéma, de philosophie. Elle nous explique comment elle a réfuté la phénoménologie d’Husserl, benoîtement et sans rémission, à la suite d’une intense séance de lecture frénétique. « Je décide après un intense soulagement que la phénoménologie est une escoquerie » (p. 57). Comme si ce genre de démarche en circuit fermé était de nature à engendrer un jugement si définitif, dénué de nuances ; et surtout, faisant l’économie d’un examen raisonné - par définition, à l'opposé de toute frénésie. La conclusion de Renée, loin de nous fasciner, nous fait douter, comme nous ferait douter un ami qui, à la suite d’une immersion passagère dans la mécanique quantique, nous annoncerait hardiment et sans contestation possible avoir résolu le paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen. Si Renée est sérieuse, nous sommes contraints de déduire qu’elle est bien crédule… que sa réflexion, jetée à la face du lecteur, n’est autre que poudre aux yeux, idéale pour éblouir le gogo – et que se faisant, elle s’éblouit elle-même, s’enfonçant dans un déni de réalité.

Car le déni de réalité est bien ce qui semble définir son rapport au monde : elle qui s’imagine si finement éduquée (quitte à se bouleverser quand elle remarque, chez autrui, une virgule mal placée) alors qu’elle pontifie solennellement sur ce qui définit un vrai art. « Car l'Art, c’est l’émotion sans le désir », nous assène-t-elle, comme si des œuvres où le désir véritable s’installe lentement, nous prend et s’embrase en émotion - Les Contemplations, The Kid ou les Kindertotenlieder - cela n’était pas de l’art… et quelle singulière réflexion, de la part d’une soi-disant connaisseuse de la littérature russe, comme si l’art narratif de Gogol, Gontcharov ou Ostrovski était dépourvu de désir. Quel aveu ! Sous un vernis plus ou moins épais nous avons affaire à une dame bien peu consciente de la fragilité de sa science, de ses immenses lacunes, de la vacuité de ses goûts qui la pousse volontiers à l’hyperbole – Didon et Enée de Purcell, « la plus belle oeuvre de chant au monde » (p. 301). Les natures mortes des maîtres hollandais ? « Des chefs-d'oeuvre tout court, pour lesquels je donnerais tout le quattrocento italien » (p 214). Et pourtant, 57 ans est un âge encore jeune pour approfondir sa connaissance de l’art, travailler ses goûts, nuancer ses appréciations pour justement éviter de tomber dans pareilles chausse-trapes. Pire, jamais nous ne la voyons évoluer à travers l’art dont elle a pourtant fait la règle de sa vie secrète. En plusieurs années (durée du roman), que savons-nous de ses lectures ? Rien. Des films qu’elle regarde pendant cette période ? Rien. Des réflexions que cela lui inspire, de son rapport au monde que toute découverte d’œuvre d’art doit nécessairement ébranler ? Rien, rien, rien, sinon la certitude de l'escroquerie d'Husserl. Le vide le plus total. Renée est sclérosée dans son être, ses certitudes, son autisme. Et si nous voyons qu’elle évolue c’est uniquement à travers le regard des autres, son armure qui se fend à son insu (à son insu ? Ces bouteilles à la mer qui la laissent paraître telle qu’elle voudrait elle-même se voir reconnue en son for intérieur, ne sont-elles là que par hasard ?), ce contact qui l’amène à révéler le traumatisme qui l'empêche d'aller vers l'autre.

Or ce contact a lieu grâce à l’irruption du personnage japonais. Et comme tout bon Japonais de roman occidental, celui-ci est intelligent, cultivé, raffiné, spirituel, il devine bien des choses et dispense des préceptes aussi cristallins de les neiges du mont Fuji. Et quand il invite Mme Renée chez lui, elle découvre que tirer la chasse d’eau déclenche les premières notes du Confutatis maledictis, extrait du Requiem du Mozart. Et loin de s’en offusquer, elle s’en amuse. Une nouvelle fois, quel aveu considérable, oui, quel aveu ! Car nous voilà très précisément en plein kitsch, cette négation de la merde comme le définit Milan Kundera. Convoquons Mozart (et encore, découpé en petits bouts, comme on le ferait dans un clip publicitaire pour pâtée canine ou déodorant corporel) pour couvrir le bruit de la chasse d’eau emportant au loin nos déjections, découpons de la même manière l’œuvre complète de Leonard de Vinci sous forme de papier hygiénique, pourquoi pas, faisons descendre la culture de ce piédestal où seule l’élite pourrait en jouir, quelle horreur. Distribuons un buste d’Aristote à chaque plein d’essence, comme dans Trafic de Jacques Tati.

Renée évolue en plein kitsch et s’en emplit d’aise. Elle se réfugie dans un univers pénétré de culture croyant fuir le monde réel alors qu’elle ne fait que conforter ses propres démons, acquiescer à l’immense majorité de ses congénères pour qui Eminem vaut bien Mozart, les films d’auteur sont aussi valeureux que les blockbusters américains, les cultures étrangères sont ô combien plus sages et profondes que les lourdes intelligences occidentales. Renée est l’une des plus parfaites représentantes de cette société auto-satisfaite qui écrase une larme en pensant combien elle est bonne avec la culture des autres.

Déni de réalité, encore, quand cette dame, pour conseiller une meilleure compréhension de Marx, conseille l'Idéologie allemande. Et rien de plus ? Pourtant, il y aurait tant à dire, comme par exemple Révolution et contre-révolution en Allemagne, si extraordinaire panorama de la pensée marxiste, telle qu’elle sera mise en pratique au siècle suivant. L’on y lit, en effet, comment « se débarrasser de ces peuplades moribondes, les Bohêmiens, les Corinthiens, les Dalmates, etc. ». En bref, nous y voyons définie la marque de fabrique des communismes au XXe siècle. Quel plus bel exemple de philosophie mise en pratique et dont chacun peut aujourd’hui mesurer les conséquences, dussent-elles se chiffrer en dizaines de millions de morts ?

Déni de réalité, toujours, quand elle se prétend experte en culture russe alors qu’elle ignore que Marko Ramius est, du moins en partie, lituanien - et cela est tout sauf un détail, sans lequel on ne peut pas saisir le ressort dramatique de cette Poursuite de l’Octobre rouge dont elle fait si grand cas.

La défaite de la pensée
Les deux protagonistes dont nous partageons les pensées sont loin d’être les rebelles qu’elles s’imaginent être. Au contraire, tout nous pousse à croire que Renée cultive une cécité tenace, non seulement au sujet de sa propre famille mais aussi à l’égard de l’histoire du monde, de la débâcle idéologique de la fin du XXe siècle (est-ce un hasard si son premier mari s’éteint en même temps que s’effondre le dernier pion totalitaire du bloc de l’est, en décembre 1989 ?). Elle se permet de juger le rôle de l’université et le travail d’une étudiante sur Guillaume d’Ockham, de fustiger les élites et les privilégiés (comme si les deux notions étaient synonymes. Faut-il rappeler que les personnes qui parviennent à « faire partie de l’élite » ne sont pas seulement des privilégiées…), cela est toujours si vendeur, n’est-ce pas… Tout cela définit surtout la très grande adéquation de la pensée de Renée au monde contemporain, à ce monde qui aime stigmatiser les élites, à ce monde qu’elle annonce à longueur de pages vouloir abjurer.

Paloma, on l’a dit, anticipe de son côté les réflexions d’un adulte immature. On ne peut s’empêcher de songer à ces rebelles en Nike pour qui la société doit être détruite, sauf le Mac Do du coin. En croyant jouer les rebelles, les deux protagonistes se complaisent dans l’orthodoxie sociale, s’inscrivant ainsi dans la pure tradition des moutons de Dindenault qui ne font que suivre, se croyant libre, celui que Panurge balance à la mer.

Oui, un livre conforme en tous points aux attentes de notre temps. Sous couvert de rébellion, voilà un beau petit exemple de condensé conformiste venu à tout point nommé pour engendrer une suite au si regrettablement kitsch Amélie Poulain, qu’il évoque pour son étalage complaisant de bons sentiments et de mélo, son souci permanent de souffler à l’oreille du lecteur : « oui, toi aussi tu es un rebelle ». Après le « Just do it », l’« Assureur militant » et autres « Agitateurs culturels », voici une nouvelle manifestation de la subversion docile, conformiste et disciplinée qui définit si bien notre époque.

vendredi 12 janvier 2007

Les cerfs-volants de Kaboul, de Khaled Hosseini



Ce livre est un énorme succès à travers le monde. Il a été édité aux Etats-Unis en 2003 et depuis lors traduit dans plusieurs dizaines de langues. En France, il a décroché l’an passé le prix des lectrices de Elle, et une simple visite sur le site de la FNAC me présente vingt-quatre avis de lecteurs dithyrambiques - la note moyenne étant de 10/10. Pas moins ! Faudrait-il donc passer à côté d’un tel chef d’œuvre adulé dans le monde entier ?


Précisons d’emblée qu’il s’agit d’un roman, sous la forme d’une fausse autobiographie. Oui, fausse, car l’histoire du personnage principal, un écrivain, n’est pas celle de Khaled Hosseini, l’auteur du livre. Cette précision paraît indispensable, sans quoi on se dirait à chaque page « c’est incroyable ce qu’a vécu cet homme », « quelles coïncidences extraordinaires »… alors qu’en réalité tout est inventé. Cela étant dit, de quoi parle le livre ?
La première partie relate l’enfance d’Amir en Afghanistan, les relations ambiguës avec son père Baba, son amitié avec son serviteur Hassan. Amir, le narrateur, est pachtoun, sunnite, noble et riche, alors qu’Hassan est chiite hazari et considéré comme faisant partie d’une caste inférieure.
De là découlent des rapports équivoques entre les deux garçons. L’indéfectible admiration de Hassan pour Amir n’est-elle due qu’à la condition sociale du jeune hazari ? La prétendue supériorité intellectuelle d’Amir, et sa cruauté envers son jeune ami, ne relèvent-elles pas d’une indicible jalousie ? Dans cette première partie, l’auteur tente de nous persuader à quel point il était lâche, alors que les autres sont formidables. Hassan devine tout, sait longtemps à l’avance l’endroit précis où un cerf-volant va atterrir, supporte sans broncher les cruautés de son maître. Amir se décrit comme pusillanime, envieux malgré lui de la vivacité d’esprit de son serviteur et même jaloux du traitement que lui réserve son père. Le comble de la lâcheté est atteint quand il n’ose pas intervenir alors que Hassan est pris à partie très brutalement par Assef, violé sous ses yeux.
Précisons-le d’emblée, Assef est le méchant de l’histoire. Il est sauvage, brutal, « sociopathe » dit l'auteur (le mot est-il bien choisi ?). Il se balade à la tête d’une bande de mauvais garçons et corrige ceux qui ne lui reviennent pas avec un poing américain, quitte à leur arracher les oreilles. Il ne cache pas son racisme et, par-dessus le marché, admire Adolf Hitler.
A ce moment, Khaled Hosseini a dû se relire et se demander s’il était bien clair que le personnage d’Assef était un vrai méchant. Il a donc réfléchi et ajouté quelques tares supplémentaires : le voilà pédophile et, bientôt, dignitaire taliban.
Pour résumer cette première partie, le narrateur est un lâche vraiment lâche, son serviteur est admirable en dépit de sa condition sociale, et le méchant est très méchant. Pour le sens de la nuance, comme on le voit, l’on repassera. L’histoire semble en revanche admirablement adaptée pour devenir un scénario comme Hollywood les aime, plein de bons sentiments, de personnages simplistes et de couchers de soleil avec palmiers en ombre chinoise sur violons sirupeux.
La suite de l’histoire ? Amir et son père se réfugient aux Etats-Unis (au passage, description d’une conduite héroïque de Baba devant l’envahisseur soviétique, ça ne mange pas de pain). Le père s’adapte mal à la vie occidentale et vit sur ses préjugés (on songe parfois à Spiegelman père dans Maus). Le fils ne s’américanise pas excessivement puisqu’il se marie avec une réfugiée de son pays, selon les contraintes de sa culture (pas de sexe avant le mariage – mais la demoiselle n’était plus vierge). Baba meurt d’un cancer, les deux époux ne parviennent pas à enfanter (préparez les mouchoirs), quand pendant l’été 2001 Amir reçoit un appel du Pakistan qui lui offre une occasion « de se racheter ». Evidemment, le héros retourne là-bas, tente de renouer les liens avec ceux qu’il a connus, découvre que le seul survivant de la folie des Talibans est le fils de son ancien ami Hassan. Il ira jusqu’à Kaboul l’arracher aux griffes du sociopathe-national-socialiste-pédophile-taliban, le méchant Assef (scène physiquement douloureuse), rejoint les USA avec le jeune enfant alors que les tours jumelles allaient bientôt être détruites. Le roman se termine sur la description de cet enfant muet et traumatisé, mais laisse entrevoir une guérison possible.
Au risque de me faire haïr de l’immense majorité des admirateurs du livre, je dois dire que j’ai trouvé celui-ci assez démagogique. Je crains qu’il n’offre, sous couvert d’histoire d’un pays et de paraboles plus ou moins subtiles, une façon à peine détournée de caresser le lecteur dans le sens du poil.
J’ai lu un peu partout que ce livre était précieux sur l’histoire de l’Afghanistan. En vérité, elle n’est que très peu évoquée. N’espérez pas y apprendre la raison de l’intervention des Soviétiques, ni davantage celle de leur départ, ni même le pourquoi de l’arrivée des Talibans. Tout reste tellement superficiel qu’on pourrait croire que le livre a été écrit par un occidental n’ayant jamais mis les pieds là-bas, et simplement un peu au fait des événements et de la culture locale.
Par ailleurs, l’écriture de Khaled Hosseini n’a rien d’extraordinaire. On sent l’art d’un adepte du beau style, peaufinant des réflexions profondes (qu’une nouvelle fois, je verrais bien conçues pour leur adaptation au grand écran). Etrange paradoxe pour un auteur qui décrit son personnage principal comme un écrivain hors du commun, encensé par ses proches comme par la critique.
« J’étais assez satisfait [de mon dernier roman]. Certains critiques l’avaient estimé bon, et l’un d’entre eux avait même employé le terme "captivant". » (le narrateur sur lui-même, p. 263). Sa femme n’est pas en reste : « Tu as un talent incroyable ! Je n’en reviens pas. »
Après tout il n’y a pas de mal à se faire du bien et à se passer des doses massives de pommade. Quel dommage, pour monsieur Hosseini, d’avoir renoncé à stimuler son savoir-faire d'écrivain pour nous proposer un aperçu de ces qualités si généreusement auto-proclamées. Son emploi revendiqué des clichés de langage est, à la longue, fatigant, tout comme l’étalage des inestimables qualités du héros dans la dernière partie. Son épouse s’émerveille : « Tu es si différent des autres Afghans ». Ben voyons. Page 270, le voilà qu’il fourre une liasse de billets de banque sous le matelas d’une famille pauvre. Quelques chapitres plus loin, un avocat tient à lui dire qu’il trouve sa démarche « admirable ».
Tout cela est bien joli, on aimerait juste que l’auteur lâche un peu la bride au lecteur, lui fasse confiance et lui laisse décider ce qui est admirable et ce qui l’est moins.
Quant à la couleur locale, elle est très facilement donnée par l’emploi de mots afghans incorporés au texte.
« Tu as vu ça ? elle est aussi maghbool que la lune » (p. 204). On est bien heureux de le savoir, assurément.
« Tu es khoshteep, me complimenta mon père. Très beau. » Le procédé, systématique tout au long du livre, serait moins pénible si au moins l’on avait un petit lexique et un aperçu de la prononciation correcte.
« Personne avec qui s’asseoir autour d’une tasse de chai ». Une inoffensive tasse de thé, c’est sans doute trop demander. Mais la phrase serait tellement plate si on mettait tout en français, n’est-ce pas ? Au passage, je me demande pourquoi on s’acharne à écrire « chai » un mot qui, j’en suis persuadé, se prononce « tchaï ». De même, je verrais bien remplacer « Noor » par « Nour ». Que je sache, deux « o » à la suite n’ont jamais donné le son « ou » en français. Mais c’est sans doute plus chic d'écrire un mot afghan à l’anglaise.
Si l’histoire se laisse lire, elle n’est pas ce chef d’œuvre du siècle que nous décrivent tant de critiques à travers le net. La note maximale donnée par les acheteurs de la FNAC m’apparaît singulièrement disproportionnée. Si l’on donne 10/10 aux Cerfs-volants de Kaboul, que restera-t-il pour les vrais sommets de la littérature ? Par curiosité, je suis allé consulter la note donnée au Père Goriot. Eh bien, Balzac est ridicule : son roman récolte un piètre 3/10. Enfoncé, le vieil Honoré de.