La crise actuelle des "migrants" - ces personnes qui par milliers affluent du Proche-Orient pour rejoindre l'Union Européenne - donne une certaine publicité à un roman de Jean Raspail, paru en 1973, intitulé le Camp des Saints. Pourquoi pas : dans ce livre, un million d'Indiens s’embarquent sur une flottille de fortune, contournent l’Afrique et débarquent finalement en Provence. L’Occident s’avère incapable de prendre la mesure de l’événement. L’état français hésite, appelle au calme et finit par lancer une armée en pleine déconfiture. Le presse muselée et les sympathisants locaux achèvent le boulot. Les Indiens finissent par s’installer au sud de la France sans rencontrer de résistance. Seuls quelques braves tentent de s’opposer à l'invasion avant de périr.
L’histoire se veut une métaphore de la chute de la chrétienté, en écho à l’Apocalypse de St Jean (XXe chant) :
« Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la Terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la Terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. »
La tentation est grande, et l'auteur lui-même ne s'en prive pas dans sa préface, de considérer son oeuvre comme prophétique. S'agit-il d'une prémonition du Choc des Civilisations de Samuel P. Huntington ? On ne voit pas en quoi : l'essai du professeur américain n'évoque pas le remplacement d'une civilisation par une autre, et constate les difficultés d'une civilisation à accepter en son sein l'expression d'une autre civilisation portée par ses propres immigrés. Or s'il y a "choc", chez Raspail, c'est pour décrire l'afflux massif de hordes d'étrangers qui n'ont rien à voir avec les différentes vagues d'immigrations qu'a connue la France.
Métaphore, dira-t-on : je veux bien, mais il faut choisir. Si c'est une métaphore, la prémonition tombe. L'esprit de cette invasion métaphorique ne rejoint pas la thèse de l'Américain, sauf sur le plus petit dénominateur commun, qui est qu'un changement de civilisation - pour un pays ou un homme - est impossible. L'idée, discutable, existe - mais elle ne date ni de Huntington, ni de Raspail, ni même de leur bisaïeul, puisqu'elle fonde le Romantisme allemand.
Que dire alors de la comparaison avec la situation actuelle des "migrants" ?
Les migrants
A l'heure où j'écris ces lignes - ce matin du 17 septembre 2015 - on s'oriente vers la mise en place de centres d'accueil répartis sur le pourtour européen. Si le projet fonctionne, on pourra dire que la panique qui a saisi l'Union Européenne avec ces flux incontrôlés de personnes (en disant “incontrôlés”, je parle au sens propre : qui ont pénétré l'Union sans être contrôlés, soit par accord, soit par défaillance des autorités compétentes) n'aura été qu'une parenthèse. Regrettable pour plusieurs raisons, certainement, mais qui ne suffit pas à trouver son présage dans le Camp des Saints.
Si en revanche l'Europe échoue à contrôler les "migrants", il nous reste la tentative de comprendre de qui se composent ces foules. D'après les informations disponibles dans la presse, l'on trouve trois catégories de "migrants" bien distinctes :
- les véritables réfugiés de guerre, sans foyer, sans métier, obligés de fuir pour survivre. A une époque l'on disait "la valise ou le cercueil". Ces hommes sont l'équivalent, à une autre époque, des boat people fuyant, dans la deuxième partie de la décennie 1970, le paradis communiste vietnamien.
- des personnes qui ne sont pas réellement en danger mais qui veulent rejoindre l'Europe pour avoir une vie meilleure - pour eux ou leurs enfants. Ils ne viennent pas, ou du moins pas directement, de pays en guerre. On peut les appeler "migrants économiques", à défaut d'autre dénomination. Quelques sources nous parlent d’hommes originaires de pays d’Afrique (où il n’y a pas de guerre) ou de Turquie, où leur sécurité est assurée.
- et, peut-être aussi, des terroristes, profitant de la foule pour infiltrer les pays européens : information sujette à caution et qu’il faut considérer comme telle, mais qu’il serait téméraire d’écarter définitivement, même si elle nous déplaît.
Il est difficile de qualifier dans un sens ou l’autre dans les proportions de ces catégories dans la masse des migrants. La raison est simple : beaucoup d'entre eux se sont introduits en fraude dans l'Union Européenne, en violant la frontière extérieure de Schengen, entre la Hongrie et la Serbie. De ce fait ils n'ont pas été enregistrés par les autorités hongroises. On a beaucoup parlé en France du manque de cœur, de l’égoïsme, du renoncement à "l’esprit européen" dont se seraient rendus coupables les Hongrois.
St Etienne, saint patron de la Hongrie (DR) |
"Migrants : la Hongrie, honte de l'Europe ?" s’interroge Le Point (13 sept. 2015). "Réfugiés en Hongrie: Vienne dresse un parallèle avec la période nazie", annonce RFI.
Période nazie ? Il faut prendre garde aux mots. Un historien qui dans un siècle tomberait sur ces titres en déduirait que les garde-frontières hongrois ont embarqué de force les migrants dans des trains plombés, avant de les transporter dans des camps afin de les exterminer systématiquement. A l’heure où j’écris, cela n’est que délire, et si des heurts ont eu lieu, aucun mort n’est à déplorer en Hongrie.
Ainsi, est “nazi” l'Etat qui affirme son droit - et même son devoir - de contrôler les personnes qui veulent pénétrer son territoire ; “honteux” doivent être ceux qui refusent à l'autre le laissez-passer incontrôlé à travers leur territoire. Or, ce comportement nazi et honteux est précisément celui qu'exige l'Europe de Schengen envers les Hongrois :
"Les frontières extérieures ne peuvent en principe être franchies qu'aux points de passage frontaliers et durant les heures d'ouverture fixées."
Ce n'est pas un texte fasciste, mais un article du Traité de Schengen (http://www.senat.fr/europe/schengen.htm). Eh ! Il faudrait savoir : demande-t-on à un Etat d'être vraiment européen, c'est-à-dire d'appliquer les règlements que nous avons nous-mêmes exigé qu'il mette en oeuvre, ou bien qu'il renonce à ces accords chèrement vendus, en violant ainsi les engagements contractés envers l'Union ?
Que faire des fraudeurs ? le texte est sans aucune ambiguïté : ils doivent être sanctionnés.
"Les parties contractantes s'engagent à instaurer des sanctions à l'encontre du franchissement non autorisé des frontières extérieures en dehors des points de passage frontaliers et des heures d'ouverture fixées."
Voilà donc ce petit état égoïste qui ne fait que réaliser - ou qui s'y efforce - très précisément ce que nous lui avons demandé. Mais n'y a-t-il pas une clause humanitaire dans ce sommet de froide bureaucratie ? Certes. La voici :
“L'entrée sur les territoires des parties contractantes doit être refusée à l'étranger qui ne remplit pas l'ensemble de ces conditions, sauf si une partie contractante estime nécessaire de déroger à ce principe pour des motifs humanitaires ou d'intérêt national ou en raison d'obligations internationales.”
L'entrée de réfugiés "sans papiers" - ou plutôt sans les papiers requis en temps normal - est donc bien prévue. Mais avec une restriction, nous dit ce même texte européen :
“En ce cas, l'admission sera limitée au territoire de la partie contractante concernée qui devra en avertir les autres parties contractantes”
Les migrants admis en Hongrie au titre d'un motif humanitaire ne peuvent donc plus quitter la Hongrie - temporairement sans doute, il est vrai, mais sans la possibilité de se rendre illico en Allemagne via l’Autriche. Il s'agit, je le répète, ici d'un texte majeur avalisé par tous les membres de l'Espace de Schengen, et non d'un manifeste xénophobe concocté par on ne sait quel esprit pervers subjugué par la haine et voué à la renaissance du national-socialisme.
Mais les "migrants", dira-t-on à raison, affluaient en si grand nombre et en telle hâte que tout contrôle standard était désormais impossible. Ne fallait-il donc pas prévoir un cas encore plus exceptionnel que la situation déjà exceptionnelle d'accueil humanitaire prévue dans les accords ?
La question appelle plusieurs observations. Pour déterminer si la personne voulant entrer dans Schengen est un réfugié, si elle a droit à un statut protégé pour des raisons humanitaires ou, au contraire, si, nullement menacée de l'endroit d'où elle est partie, elle profite de l'aubaine de la masse pour rejoindre l'Union, il faut bien à un moment donné l'entendre, consulter ses papiers, décider à qui l'on a affaire. Je suis navré d'enfoncer des portes ouvertes, mais c'est la définition même d'une frontière. Sans le respect de cette règle élémentaire, tous ses efforts tendent à rejoindre une Europe dont il s'empresse de violer l'une de ses lois les plus essentielles.
Ensuite, si les candidats à l'entrée dans l'Union forcent par leur nombre la frontière hongroise, est-ce par la faute de la Hongrie ? La loi de la foule n'est jamais une justification, du moins on veut le croire. On a peu souligné le rôle étrange de la Macédoine et de la Serbie qui ont acheminé, gratuitement, ces milliers de personnes à travers leur territoire, contribuant ainsi à engorger les points de passage avec leur voisin du nord. On a aussi peu noté que la Serbie et la Macédoine sont des pays en paix, où les candidats à l'émigration européenne peuvent rester sans plus craindre les dangers qui les ont chassés de chez eux - du moins quand il s'agit de réfugiés. Où était dès lors l'urgence ? Je ne nie évidemment pas l'impatience légitime de personnes presque "au bout du voyage" : je dis qu'un séjour temporaire en Serbie ne faisait pas peser sur elles les mêmes menaces qu'elles ont subies en Syrie ou en Irak. La Serbie n’est pas dévastée par les fous de Daesh. La Macédoine ne vit pas sous le régime de terreur d’un Assad.
Les conditions d'une admission raisonnée et conforme aux accords de Schengen de ces milliers de personnes n'étaient dès lors pas réunies. La Serbie a jugé bon de les déverser par trains entiers au pied d'une frontière qui a cédé sous leur nombre, mettant la Hongrie en situation de prendre la mesure de ce déferlement incontrôlé. Faut-il ajouter que ce spectacle ahurissant n’a pu que provoquer ou accentuer la défiance d'un grand nombre de citoyens européens envers la foule des candidats à l’entrée ?
Je ne suis pas dupe du message caché derrière ces hauts cris. Viktor Orban, premier ministre pas très recommandable, est la cible de ces récriminations. Il est possible qu’il se mette à violer les règles de la démocratie, par exemple en ordonnant à ses troupes de tirer à balles réelles sur les réfugiés. Mais aujourd’hui, cela n’est pas arrivé : il faut donc considérer, non des conjectures ou des fantasmes, mais la réalité observable pour la confronter aux textes de l’Union Européenne.
Or, ce simple travail factuel et dépassionné, je dois avouer l’avoir cherché en vain dans la presse. Et quand la loi hongroise - en l’occurrence l’application des Accords de Schengen - est invoquée pour expliquer l’attitude des Hongrois, ce texte n’est même pas expliqué - et pour cause, il donnerait raison à cet état “honteux” et “nazi”. Ce travail pédagogique faisant défaut, l’accusation change d'angle d'attaque et assure que la Hongrie viole un autre texte, celui de la convention de Genève. C’est ce que déclare au journal Le Monde Marta Pardavi, présentée comme avocate, coprésidente du comité Helsinki hongrois (comité de surveillance du respect des droits de l’homme). Voici ce passage (article disponible à http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/15/hongrie-une-atmosphere-de-guerre-contre-les-migrants_4758106_3214.html)
Le Monde : Cette loi [hongroise] est-elle conforme à la convention de Genève sur les réfugiés ?
[M. Pardavi] : Non. L’article 31 de la convention de Genève dit que l’on ne peut pas sanctionner les demandeurs d’asile en cas de passage illégal.
Le Monde donne le lien vers la convention de Genève (http://www.unhcr.fr/4b14f4a62.pdf) sans pour autant prendre la peine de citer cet article 31. C’est bien dommage, car on se rendrait alors compte que cet article contredit l’assertion de M. Pardavi. Qu’on en juge :
RÉFUGIÉS EN SITUATION IRRÉGULIÈRE DANS LE PAYS D’ACCUEIL
Les Etats Contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières. (souligné par moi)
Ce texte est pourtant clair. Il parle de réfugiés qui, pour sauver leur peau, doivent quitter le territoire où ils sont menacés pour rejoindre directement un autre territoire, même sans autorisation. Il s’agirait, par exemple, d’Espagnols fuyant une guerre civile chez eux pour rejoindre la France par des sentiers clandestins des Pyrénées. Dans ce cas, le pays accueillant, signataire de la convention de Genève, ne saurait les sanctionner pour cela.
Or les migrants ne se présentent pas en Hongrie en ayant fui la Serbie, pays où ils sont incomparablement plus en sécurité que sous le régime de Bachar el Assad ou sous la férule de l’état islamique. Et encore faut-il, nous dit cet article 31 de la convention de Genève, que le réfugié fasse la démarche rapide de se présenter aux autorités pour exposer son cas, sans quoi des sanctions pénales s’appliquent : ce cas de figure n’est pas, selon nos informations, celui des migrants. Les images qui sont parvenues jusqu’à nous montrent des foules introduites sans autorisation en Hongrie se pressant dans la gare de Keleti à Budapest pour rejoindre au plus vite l’Allemagne.
Quel genre d’avocat M. Pardavi est-elle donc ? Est-ce le rôle d’un avocat que de méconnaître ou de déformer les textes qu’il cite pour soutenir sa thèse ? Comment une personne présentée comme spécialiste de ces questions a pu ainsi vider de son sens même la convention de Genève en accusant les Hongrois de la violer, alors que ce texte ne s’applique pas au cas présent ? Et Le Monde ne se donne même pas la peine de vérifier cette simple information, accessible en un clic, en induisant des idées fausses chez ses lecteurs. Est-ce bien la peine de vociférer sur la “honte” et d’invoquer le souvenir d’une époque fasciste, quand on renonce au simple fait d’informer et que l’on se fait ainsi complice de la propagande, comme aux pires heures de l'histoire européenne ?
Au camp “égoïste” dirigé par la Hongrie, on vient d’ajouter quelques autres pays ayant annoncé leur réticence ou leur refus à l’accueil des réfugiés. Il s’agit de la Pologne, de la Tchéquie, de la Slovaquie et de la Roumanie. Comment l’expliquer ?
"A la différence de l'Ouest, l'Europe centrale a échappé aux flux de population post-coloniaux, avance, de son côté Christian Lequesne, professeur à Sciences-Po Paris. Leur opinion n'a pas eu l'expérience du cosmopolitisme. Ils ne sont pas habitués à cohabiter avec des cultures distinctes."
C’est un peu vite dit. La population tzigane, présente dans ces territoires depuis des siècles, ne représente-t-elle pas une “culture distincte” de celle des nationaux polonais, tchèques ou roumains ? Va-t-on nier l’importance historique des Juifs en Bohême ou en Moldavie ? Budapest n’était-elle pas, de la dernière partie du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale, un carrefour où se retrouvaient des hommes de tous horizons ? La droite nationaliste d’alors vitupérait bien assez contre le “cosmopolitisme” honni de la capitale hongroise. Comment peut-on avancer que cette habitude de “cohabitation” avec des “cultures distinctes” manque cruellement à ces pays ?
En réalité la question posée - mais bien mal posée - est celle de la peur de l’islam : or, pour répondre à cette question, les postures idéologiques ne sont d’aucune aide et nul anathème ne saurait faire oublier que l’islamisme a déclaré la guerre à l’Europe.
Très chrétiennement, La Croix s’afflige et déplore “UN MANQUE D’EMPATHIE PARADOXAL” (http://www.la-croix.com/Actualite/Europe/Les-reticences-de-l-Europe-centrale-face-aux-refugies-2015-09-14-1356134)
Violences d’une journaliste hongroise contre des réfugiés, humiliations par des policiers à la frontière entre la Serbie et la Hongrie… Une telle crainte s’exprime dans sa version exacerbée ces derniers jours, soulignant un manque d’empathie, paradoxal dans des pays dont des milliers d’habitants, à l’époque communiste, ont eux-mêmes pris la fuite.
On peut penser que ces pays savent mieux que nous les circonstances de ces fuites : quand un Polonais, un Allemand de l’Est ou un Tchécoslovaque voulait passer à l’Ouest, il risquait d’être abattu sans sommation. S’il parvenait à franchir le rideau de fer, il devait se faire reconnaître par les autorités locales et subir des interrogatoires parfois poussés, et seulement ensuite, il pouvait rejoindre officiellement le monde libre.
Les Serbes traquent-ils les migrants pour les assassiner ? Les journalistes ne l’ont pas rapporté. Les migrants introduits frauduleusement en Hongrie se présentent-ils spontanément aux autorités pour faire reconnaître leur droit d’asile ? Il semblerait bien que non. Dès lors, où est le paradoxe déploré par La Croix ?
L’accusation, naturellement, embrasse une dimension plus vaste : comment des pays ayant vécu la dictature pendant plusieurs décennies peuvent-ils manquer ainsi de coeur ? Pour connaître un peu, ou parfois même assez bien, la mentalité de ces pays, je peux avancer une explication : leur histoire même fait qu’ils ne vivent pas dans le pieux mensonge qui, chez nous, a survécu au communisme. Ils savent fort bien qu’une politique guidée par les bons sentiments peut cacher la pire catastrophe. Cela, ils l’ont payé au prix fort, sous la férule d’une idéologie se présentant comme pacifiste, égalitaire et bienveillante, alors qu’elle n’était que haine, injustice et vouée aux crimes de masse. Tout comme nous, ils lisent les méfaits islamistes dans la presse, mais à la différence de nous, ils ne s’empressent pas de les expliquer par des aspects sociaux ou des réactions à la période coloniale - on a remarqué à juste titre qu’ils furent eux-mêmes envahis ou menacés par une grande puissance coloniale et musulmane, l’Empire Ottoman. Il faut sans doute voir là le désir de la Slovaquie de n’accueillir que quelques familles, toutes chrétiennes.
Je ne prétends pas qu’ils aient raison d’agir ainsi : je veux simplement souligner que l’apparent manque de cœur peut cacher une certaine lucidité, et que nous aurions tort de traiter par le mépris ces quelques pays qui ont peut-être des choses à nous apprendre.
La peur d’amener de l’eau au moulin de l’extrême-droite explique sans doute le refus, conscient ou non, d’examiner les faits. C’est une vieille scie identitaire que de considérer les étrangers comme une menace systématique - cette scie qui travaille toutes les pages du Camp des Saints. En l’occurrence, comme on peut penser qu’il s’agit majoritairement de musulmans, le péril de l’islamisme est exacerbé par la mouvance extrémiste. C’est précisément pour sortir de ce fantasme qu’un accueil raisonné et systématique des populations est nécessaire, de déclencher si besoin est la procédure d’asile humanitaire et de sanctionner les faux réfugiés - comme le demande explicitement l’article 31 de la convention de Genève. C’est l’honneur des pays démocratiques de combattre les dictatures et d’en accueillir les victimes ; cette politique exige en retour une véritable vigilance, comme à l’époque de la Guerre Froide, et pour des raisons en partie similaires.
Le livre
Et maintenant, qui sont les "envahisseurs" du Camp des Saints ? Sont-ils des réfugiés chassés par une guerre ? Des migrants économiques ? Des terroristes ?
Non. Rien de tout cela : il s’agit de mystiques. Leur but est d'occuper une terre de rêve (le Sud de la France) et d'accomplir ainsi une "prophétie", mettant un terme au "temps des mille ans". Ces damnés de la terre ne sont pas, comme nous le dit la presse aujourd’hui au sujet des migrants, des familles relativement aisées et diplômées.
Est-ce cependant un grand roman ? Non. Raspail tartine des gros mots à coups de moufles. Il cherche à être cru : il l'est. L’ouvrage reflète bien son époque, celle où un art - souvent mineur - veut choquer, secouer le bourgeois, démontrer combien notre société désacralisée est minable, habitée, à de rares exceptions, par des citoyens sans âme ni courage. Ce sont les années des films crépusculaires, la Planète des Singes ou la Nuit des Morts-Vivants, du western spaghetti, où la fripouille sans foi ni loi a remplacé John Wayne et autres grands mâles blancs dominants. Les hordes d’immigrés évoquent les théories - fausses - de l'essai La Bombe P, grand succès de 1968 dû à Paul R. Ehrlich, qui prévoyait la destruction du monde à cause de la croissance des populations.
Cette balourde exhibition de mauvais goût et de désespoir n'a finalement engendré que des œuvrettes racoleuses et sans fond, n'en déplaise aux nostalgiques des séries Z qui voudraient élever un film de zombies au niveau d'un Citizen Kane. Bien dans son époque, le roman de Jean Raspail multiplie les provocations. L'étranger n'a pas de visage : c'est une foule, comme celle des fourmis, une infection microbienne. Les seuls Indiens détachés de la masse sont un répugnant coprophage et son rejeton, une créature difforme sans membres et apparemment animé d'un esprit démoniaque.
Les héros de Raspail sont des assassins : Calguès, professeur de lettres, abat un jeune sympathisant des Indiens dès les premières pages du livre.
"J’aurais probablement fait un bien mauvais soldat. Toutefois, avec Actius, je crois que j’aurais joyeusement tué du Hun. Et avec Charles Martel, lardant de la chair arabe, cela m’aurait rendu fort enthousiaste, tout autant qu’avec Godefroi de Bouillon et Baudoin le lépreux. Sous les murs de Byzance, mort aux côtés de Constantin Dragasès, par Dieu ! que de Turcs j’aurais massacrés avant d’y passer à mon tour !"
Après son discours, Calguès tue simplement son interlocuteur. Le vieil amoureux des lettres sera l'un des rares personnages "positifs" du roman. Par "positif" j’entends qu'il est, sous la plume de Jean Raspail, l'un des seuls qui tente de s'opposer à l'invasion, sauvant en quelque sorte l'honneur de la France. Ses compagnons se nomment Constantin Dragasès, homonyme du dernier empereur de Byzance - le dernier Romain, pour ceux à qui cela échapperait - ici colonel à la tête de chars d'assaut. Il écrase sans sourciller un opposant étendu en travers de la route. Luc Notaras, capitaine du cargo Île de Naxos (oui, les symboles se ramassent à la pelle), sème la mort parmi des Indiens naufragés :
"Et droit devant, sous la proue du navire lancé à pleine vitesse, commençait le champ marin de fleurs noires aux pétales blancs, morts et vivants balancés par la houle comme une cressonnière humaine. À vingt-cinq noeuds, le cargo grec île de Naxos, par la volonté de son capitaine et la passivité coupable de son équipage, perpétra en cinq minutes un millier d’assassinats. Hormis les actes de guerre, ce fut probablement le plus grand crime de l’histoire du monde jamais commis par un seul homme. Un crime que le capitaine Notaras considérait justement, à tort ou à raison, comme un acte de guerre, probablement commandé par le nom qu’il portait et le souvenir qui s’y rattachait"
Ses héros - disons - sont donc d'affreux jojos assassins et fiers de l'être. L'objectif est simple : il faut taper à l’estomac. Raspail se régale en voulant faire hurler ceux qu'on n’affublait pas encore du sobriquet “droitsdelhommiste”. C'est une guerre, et en guerre, tout est permis, n'est-ce pas ? L'argument des tortionnaires de tout poil, ces bienfaiteurs dont l'humanité s’enorgueillit tout au fil du XXe siècle et aujourd'hui, se retrouve ici chez les derniers remparts de la chrétienté.
On se demande comment un ouvrage si mal écrit paraît avoir rencontré un tel succès. Il fallait l'art d'un Houellebeck, tout en ironie et en finesses, pour décrire ce déclin d'un monde, chose que l'on regrette à chaque pas que font les gros sabots de Raspail. Kundera ou Muray ont écrit des pages incomparablement plus pertinentes et intelligentes sur la mort de l’Europe.
Mais ici, l’auteur abuse des énumérations et des points de suspension : c'est que le narrateur, plus proche de Barjavel que de de Céline malgré tout, est aussi un acteur du combat. Il ne suggère pas, il assène. Il ne décrit pas, il vous enfourne ses certitudes avec un refouloir. Il est si accaparé par son sujet qu'il en néglige les règles de l'art. Sa conviction d'avoir raison contre un monde impuissant fait de son livre une caricature assommante. Raspail badigeonne joyeusement un récit de sang et de haine avec des pinceaux gras. Le résultat est un livre pénible, verbeux et prévisible, sorte de condensé de tout ce que la vieille droite française peut avoir amassé de rancœur au fil du temps. La mollesse de nos contemporains fait écho à la débâcle de 1940. L'Etat est impuissant, ferme dans ses déclarations et couard dans l'application d'une quelconque politique. La mondialisation (le terme n'est pas employé, pas encore à la mode en 1973, mais l'idée est là) est un mal souverain, car elle dilue notre identité. La religion chrétienne n'est plus qu'un ectoplasme.
Raspail n'a écrit ni prophétie ni oeuvre littéraire de valeur. Il pose cependant une question qui reste pertinente : un certain aveuglement angélique devant une réalité qui nous déplaît. Hélas, mille fois hélas, sur ce point précis, il est impossible de lui donner tort.