Le dernier livre de Lucian Boia, « Pourquoi la Roumanie est-elle différente ? » , pose le constat consternant d’une société en panne. Plus de vingt années après la chute du Mur, la Roumanie reste à la traîne de l’Europe, s’épuise dans des jeux politiques compliqués et, en dépit de sa pauvreté, peine à mettre à profit l’aide financière internationale.
La question de la différence roumaine ne touche donc pas ici les coutumes, les arts ou les institutions, domaines qui définissent l’essence même de la diversité des pays. Il s’agit d’autre chose, beaucoup plus grave et profond. Au contraire des autres pays européens - sauf peut-être la Bulgarie - la Roumanie demeure résolument rétive aux processus qui permettraient à l’État de fonctionner tant bien que mal. Ses ressortissants sont répartis en une myriade de nationalités qui, prises ensemble, ne forment pas une société civile. Les nationaux Roumains eux-mêmes offrent un spectacle désolant d’où nul projet collectif n’a pu émerger pendant les deux décennies de l’après-Ceauşescu. Si bien qu’aujourd’hui, l’éventualité même d’une réponse politique au douloureux et chronique dénuement de ce territoire se pose avec acuité.
Venu d’un étranger, ce questionnement serait mis sur le compte d’une insupportable arrogance. Mais l’auteur est lui-même Roumain, diplômé d’histoire et parfaitement conscient du cours des événements. C’est en historien qu’il s’efforce d’élucider les causes de la situation actuelle. Il est courant, et juste, d’incriminer le bilan désastreux des années communistes. Pourtant tout ne remonte pas au coup d’état soviétique de l’après guerre. Le retard de ce pays trouve son origine dans un passé plus lointain encore. Lucian Boia pose un regard sans concession sur les épisodes qui ont construit la Roumanie au fil des siècles, quand bien même cette révision remettrait en cause un roman national bien trop éloigné du réel. Démêler les mensonges du passé pour enfin construire l’avenir ? Pourquoi pas. Mais n’est-il pas trop tard ?
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Une histoire avec un vide. Que s’est-il passé en Roumanie entre la conquête romaine sous la férule de Trajan, au début du deuxième siècle, et le quatorzième siècle ? Cette province ne produit aucun texte, pas le moindre document, n’érige ni cathédrale, ni forteresse. Boia s’interroge : en 1300, les pays voisins sont des empires organisés. Et quand la Renaissance fleurit ailleurs en occident, c'est le Moyen-âge qui commence en Roumanie. L’année où première université du pays est fondée, celle de Prague est déjà active depuis un demi-millénaire.
L’approche de Boia déconstruit ligne après ligne la mémoire officielle du pays. Une certaine histoire attribue à ce peuple une origine antique, pure et prestigieuse. Et pourtant non, les Roumains ne descendent pas des Romains, restés trop peu de temps dans ce territoire pour en assurer le peuplement. Non, les Roumains ne descendent pas de la civilisation des Daces (l’équivalent de nos Gaulois). Sous ce terme générique se retrouve un ensemble disparate de peuplades, qui ne formaient certainement pas une vaste société organisée. Alors, de qui descendent les Roumains ? Surtout des Slaves, répond Boia, tant les mélanges avec les populations environnantes furent nombreux et répétés au fil des siècles. La pureté originelle n’est qu’un mythe.
Mais alors, cette romanité tant célébrée, qui fait de la Roumanie une « île latine dans un océan slave », selon une formule aussi célèbre que fausse ? Elle existe, sans aucun doute ; mais la latinité roumaine est pour bonne mesure une invention du XIXe siècle. L’Occident était un modèle, il fallait être absolument moderne. La langue était certes déjà romane mais pas autant qu’aujourd’hui : on y incorpora un grand nombre de mots français. L’alphabet cyrillique fut remplacé par le latin. La mode vestimentaire renonça aux influences orientales. De cette manière la Roumanie souhaitait échapper à sa nature profonde, celle d’un peuple orthodoxe et en cela proche des Bulgares, des Grecs et des Russes.
Ce déni des racines s’accompagne d’une situation géographique délicate. Ce territoire voit déferler depuis des temps immémoriaux des empires étrangers. Selon les âges, ces voisins belliqueux se nomment turcs, serbes, hongrois, autrichiens ou russes. Les seigneurs roumains restent de petits souverains dont le pouvoir ne se mesure pas à ceux des nations des alentours. Et de fait, ils se mettent au service de l’une ou de l’autre, au fil des nécessités du moment. De là provient le retard pris par la région, jamais constituée en un état cohérent et écartelée par la rivalité de maîtres locaux. C’est pourquoi les grandes cités médiévales qui attirent les touristes dans la Roumanie moderne (Sighişoara, Sibiu, Braşov…) sont toutes l’œuvre d’étrangers, sans exception. Les Roumains n’ont pas été des bâtisseurs.
La situation des élites n’arrange rien. Même à l’époque moderne elles restent confidentielles. Qui à l’étranger connaît les artistes roumains du XIXe siècle ? Seuls de rares érudits savent même le nom d’Eminescu, le grand poète romantique national. Cette époque d’ouverture et d’indépendance invite, faute d’élites locales, des créateurs étrangers. Ils viennent surtout de France, tel Albert Galleron qui édifie la belle salle de concert Athénée, devenu symbole de la capitale.
La Roumanie donne enfin au XXe siècle donne au monde des intellectuels d’une autre trempe. Voici le temps de Tristan Tzara, Emil Cioran, Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Constantin Brâncuşi ou George Enesco. Leur art touche enfin à l’universel. Mais tous deviennent célèbres à l’étranger, loin de leur berceau.
Sans véritable tradition intellectuelle, la Roumanie est une forme sans fond. L’apparence de modernité cache toujours un important retard de développement. De là découle, selon Boia, une instabilité étatique qui a longtemps décontenancé les étrangers. L’auteur évoque les nombreux renversements d’alliances du siècle dernier. Le pays commence la Grande guerre du côté de la Triplice pour finir dans le camp des vainqueurs. Alliée de la France entre les deux guerres puis alignée sur l’Axe, la Roumanie change une nouvelle fois de camp en 1944.
Comment un pays si inconstant dans sa ligne et dans ses accords peut-il posséder la moindre crédibilité ? s’interroge l’écrivain. Certes, les menaces étaient terribles. Mais elles l’étaient aussi en Finlande et en Pologne, dont l’histoire a retenu le persévérant héroïsme. Une histoire qui pèse aujourd’hui dans le crédit accordé à ces pays, et dans la défiance envers les gouvernants roumains.
« Le sabre ne tranche pas le cou baissé ». Le proverbe roumain exprime l’attitude d’un peuple au fil des âges. Le puissant est aussi bien le seigneur étranger qui vient piller la région que le baron local. Une population habituée à se soumettre s’accommode d’un homme fort. Boia insiste sur ce point. Ceauşescu ne fut possible qu’à cause de cette appétence pour un guide suprême. « Chaque société récolte ce qu’elle mérite », écrit-il. L’expression bien que polémique traduit sa théorie : un Ceauşescu ailleurs qu’en Roumanie était impensable. La nature même du pays a rendu possible un tel exercice du pouvoir autour d’un seul homme.
Le pouvoir absolu du régime n’explique pas à lui seul la consternante facilité avec laquelle Ceauşescu fut scrupuleusement obéi. La Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, bravèrent l’autoritarisme et en payèrent le prix. Pas la Roumanie. Imagine-t-on l’état communiste polonais entreprendre la destruction systématique des églises, sous le regard impavide du peuple et des autorités religieuses ? C’est pourtant ce qui s’est passé sous Ceauşescu. Un massacre planifié du patrimoine fut accompli sans susciter la moindre protestation. Les autorités orthodoxes ne dirent rien. Cette frustration immense et muette engendra peut-être la terrible explosion de la Révolution roumaine, quand partout ailleurs la chute du communisme fut relativement pacifique.
Ainsi Boia retourne-t-il les termes d’une analyse fréquente. Le pays ne paye pas seulement aujourd’hui le désastre communiste. Son retard était déjà considérable auparavant. C’est à cause de lui que cette idéologie politique, dans sa pire incarnation, celle d’une dynastie comme seule la Corée du Nord en connaît encore, a pu s'établir et déployer ses maléfices.
La transition post-communiste est interminable. Mais s’agit-il vraiment d’une transition ? Ne faudrait-il pas plutôt parler d’un vague état de non-droit dans lequel prospèrent corruption et clientélisme politicien, sans réel projet d’avenir ? La floraison démocratique n’a pas eu lieu. En Roumanie, la perestroïka a réussi : la main-mise d’un petit groupe sur un pays à l’économie capitaliste. Encore aujourd’hui, les héritiers de l’époque maudite conservent les leviers du pouvoir.
Les ordures qui débordent dans la capitale comme dans les campagnes les plus charmantes, les files d’attente où prospère la resquille, la route qui méprise piétons et petites voitures sont des incivilités courantes. On ne les subit pas, il est vrai, qu’en Roumanie. Mais c’est peut-être le seul pays d’Europe où elles ne suscitent pas de réaction indignée. Le sens du scandale semble là-bas inexistant, parce que la règle tacite est claire. La loi du plus fort. Voilà le malheur de ce pays. L’absence de conscience collective engendre une action politique sans consistance et sans ambition, si ce n’est celui de travestir la réalité pour complaire à l’Europe tout en piétinant le bien commun.
La question des Roms, douloureusement importée en Occident et presque toujours mal formulée, vient de là. Un état responsable poserait, avec le sérieux et l’humanisme que ce dossier réclame, les bases d’une réflexion rationnelle. Cela passerait par un projet d’avenir réaliste et civilisé. Une feuille de route déclinerait les moyens à mettre en œuvre afin de prévenir les crises et apaiser les passions. Il s’agirait, en un mot comme en cent, de faire de la politique. Le sujet exige constance, scrupules, objectivité, application stricte des lois et bienveillance.
Comment imaginer qu’une stratégie de l’instant, démagogique et clientéliste, puisse apporter une réponse à ce problème chaque jour plus préoccupant, à la fois pour les familles nomades et pour leurs hôtes ? Le débat – pour employer un terme flatteur - souffre aujourd’hui de cette mise en perspective. Il faut ajouter à cela un malentendu persistant autour du mot « roumain ».
Les Tziganes ne sont pas des Roumains. Les Tziganes sont des Roumains. Les deux phrases sont exactes, mais chacune d’un point de vue différent. Les Français pensent à la citoyenneté : est Roumain tout ressortissant de Roumanie. Pour les Roumains cependant, la nationalité prime, et il ne saurait être question d’assimiler entre elles deux cultures si différentes. Tant que ces points de vue réciproques et également valables ne sont pas compris de part et d’autre, le sujet déjà épidermique par nature ne saurait être instruit avec la sérénité requise.
Les Tziganes de citoyenneté roumaine ne sont donc pas, quoi qu’il en soit, un symbole de la nation roumaine. Mais quel serait donc ce symbole ? L’une de ces splendides cités anciennes de Transylvanie ? Elles ne sont pas davantage liées à la culture roumaine que les Tziganes. Un personnage historique ? Le vampire Dracula est une invention de Bram Stoker, écrivain irlandais. Selon un sondage réalisé dans le pays, les trois personnages les plus aimés de l’histoire roumaine sont Etienne le Grand, le roi Carol Ier et Klaus Johannis, maire de la ville de Sibiu. Un Moldave (Boia prend soin de distinguer Moldaves et Roumains) et deux « Allemands ».
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Ce livre a été écrit sous le choc de la crise politique de l’été 2012. On en a peu rendu compte en France, quand les médias préféraient s’indigner de la politique menée par Viktor Orban dans la Hongrie voisine. La situation roumaine est pourtant alarmante. Traian Basescu, le président en titre, ancien capitaine de marine sous Ceauşescu, a failli être destitué par une coalition soucieuse de préserver sa main-mise sur le pays. Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas ici d’une querelle entre gauche et droite, mais entre deux coteries opportunistes. Il est difficile de démêler les dessous des cartes, mais au moins pouvons-nous observer que l’actuel président, malgré tout ce qu’on aura pu lui reprocher, a encouragé la justice au lieu de l’entraver. Or la justice est la dernière chose souhaitable pour une bonne part des cadres du pays. De là les cris d’orfraie du camp adverse et la tentative de destitution.
Il m’arrive de sursauter en lisant les titres de la presse internationale : « Victoire de la coalition sociale-libérale en Roumanie ». Je me félicite brièvement (qui n’est pas séduit par un programme à la fois social et libéral ?) pour aussitôt me renfrogner. Cette coalition réunit des écoles de pensée archaïques. Et malsaines : c’est sous l’égide du Parti Social Démocrate, l’une de ses composantes, que furent organisées les répressions musclées des années 90, à renfort de milices de mineurs transportés à Bucarest pour réduire au silence les étudiants avides de liberté. Le temps a passé mais les idées, et parfois même les hommes, sont les mêmes.
Quel devenir pour une nation en perdition ? Une monarchie constitutionnelle aurait pu fonctionner, avance Boia. Un roi comme gage de stabilité, au-dessus d’une effroyable mêlée politique. La solution sonne anachronique. Elle ne l’est pourtant pas moins que dans d’autres pays européens qui ne paraissent pas en souffrir outre mesure. La reconnaissance tardive des crimes communistes n’a pas lancé le débat sur les structures de la société roumaine, continuatrice à bien des égards du régime condamné. Abjurer la dictature aurait dû en toute logique éprouver le bien-fondé des institutions actuelles. Cela n’a pas été envisagé. On peut le comprendre : défaire l’œuvre communiste, c’était aussi mettre en question la légitimité de la République, fondée après guerre par un coup d’état soviétique. La tâche aurait certes été immense, douloureuse et délicate, au vu des intérêts particuliers qu’il aurait fallu combattre. Mais peut-être était-ce là le prix à payer pour sortir d’une longue nuit hantée par les spectres de Marx. L’Union Européenne aurait-elle infailliblement soutenu ce processus démocratique ? On veut le croire même si, hélas, le doute est là.
En refermant le livre de Boia, l’on se prend à redouter l’effondrement prochain, et sous nos propres yeux, d’un pays européen bâti sur de trop fragiles fondations. Ne détournons pas le regard : cette faillite serait aussi celle de l’Europe.
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« De ce e România altfel ? », par Lucian Boia, Editură Humanitas (Bucarest) 2012, ISBN 978-973-50-3867-0-X