[Je prends la décision de publier ce texte dont je ne partage évidemment pas les terribles conclusions. L'on se référera à la postface qui suit pour comprendre mes raisons]
Et après on dira que je suis un monstre ! Je ne veux que le bonheur de l’humanité. La formule sonne creux, je le sais. Que l’on m'accorde pourtant ce crédit. J’ai passé beaucoup de temps à scruter le fond de mon âme. Pendant des années, j’ai observé, j’ai écouté mes contradicteurs, ai soupesé leurs arguments. Je pense avoir touché à une sagesse véritable, simplement en laissant dire et en jaugeant, par mon simple intellect, les multiples ramifications du débat. Je les ai explorées avec grand soin, allant au bout de chacune d’entre elles, prenant acte des impasses pour mieux privilégier les chemins vertueux. Je ne suis pas un homme de mal, le racisme est étranger à mes sentiments. Aussi loin que je m’enfonce dans les profondeurs de mon esprit, je n’y trouve que bienveillance et foi en l’avenir. Que l’on m’entende ; et que l’on veuille bien m’indiquer où je déraisonne, si cela est avéré.
Prenons conscience de l’époque. Commençons par l’essentiel. L’humanité réalise l’un de ses plus anciens rêves : la suffisance alimentaire. Cela n’a l’air de rien, sans doute. Il y a pourtant assez de nourriture pour nourrir tout le monde. Mieux encore, jamais l’homme n’a disposé de tant d’aliments, malgré une croissance démographique sans précédent ! Un être humain naît et il est assuré d’avoir son pain quotidien jusqu’à la fin de ses jours.
Le vieux Malthus est bien enterré, avec ses théories bancales. Le gaillard croyait que si les hommes croissaient plus vite que les champs cultivables, on irait vers un monde de pénurie. L’idée avait du sens. Mais elle a fait faillite le jour où Liebig a sorti sa première conserve. Et Malthus a rejoint la cohorte des prophètes de malheur aux principes enjôleurs et faux : une belle collection en vérité, avec celle des utopistes de toutes obédiences, théoriciens d’un homme désincarné dont ils ne connaissaient que la froide description dans les encyclopédies. Faut-il s’étonner si leurs thèses se sont toujours fracassées sur le mur impavide de la réalité ?
Que vais-je manger ce soir ? Et demain ? Et le reste de ma vie ? Cette idée fixe a été la seule question que se sont posés nos ancêtres, simiesques ou modernes, chaque jour de leur vie pitoyable, de l’aurore à la nuit glacée. C’est pour manger que furent inventés l’agriculture, l’élevage, la cueillette et la pêche. C’est pour manger que des civilisations entières commencèrent une migration de plusieurs siècles, traversant sur des moyens de fortune continents, océans, isthmes et cordillères. C’est pour manger que furent fondées les cités, avec leurs lois et leur police. Un simple lopin cultivable à volonté ou, mieux encore, basse-cour avec quelques volatiles, était promesse de bonheur.
En vérité, qui s’en soucie à présent ? Certes, on meurt encore de faim. Que l’on me fasse crédit de penser que je ne l’ignore pas. Mais cette situation n’a rien à voir avec celle de toutes les générations précédentes, pour lesquelles se nourrir ne dépendait que des intempéries ou de la furtivité du gibier. Aujourd’hui les affamés sont les victimes d’une politique, pas de la nature inamicale. Oui : seuls les pouvoirs qui confisquent la nourriture et se détournent du bien-être commun affament leurs ressortissants. Si l’on meurt de faim, ce n’est pas que la pitance fait défaut comme autrefois, c’est que certains refusent qu’elle soit disponible. Hier, la famine était l’ordinaire ; maintenant elle ne relève que d’une volonté politique. Spéculer sur le ventre vide de leurs sujets a toujours été la manie des despotes.
Cela me divertit toujours d’entendre mes semblables songer au temps où il faisait bon vivre. Pourquoi pas l’époque médiévale, avec ses châteaux forts où l’on se prélassait auprès de gentes dames au son des troubadours ? La belle farce, en vérité. Au Moyen-Âge une simple rage de dents pouvait vous mener au cimetière. Une prolifération bactérienne, une infection, un abcès qui gangrène et adieu. Pas de médicaments pour endormir la douleur ou combattre les microbes : la souffrance vous faisait languir du repos éternel, qui arrivait bien assez vite. Vous parlez d’un âge d’or ! Et sans parler des sinusites, appendicites ou autre douleurs articulaires qui vous menaient au trépas au terme d’un long supplice.
Car nous savons soigner les caries, certes, mais aussi une grande partie des affections malignes que des charlatans entendaient guérir par l’imposition des mains, les imprécations à la Lune ou l’exhibition de colifichets religieux. On appelait trompe-la-mort ceux qui déjouaient les pièges de la maladie, par simple chance statistique ou robustesse de constitution. « Trompe la mort » ! Je ne sais pas locution plus explicite : vivre, c’était duper la camarde. Et nous voilà tous à notre insu des trompe-la-mort, qui ne souffrons pas le néant à cause d’une grippe ou d’un panaris mal soigné ! L’espérance de vie n’a jamais été aussi grande. Elle est plus importante que l’an passé. Elle progressera encore l’année qui vient. A cet égard, comment implorer les temps jadis ?
Et comment blâmer le monde moderne de nous rendre la vie si aisée ? On peine à se souvenir qu’un Jean-Sébastien Bach a fait quatre cents kilomètres à pied pour entendre la musique d’un maître qu’il admirait. On imagine le temps qu’il a fallu à un homme pour simplement écouter un autre homme. Aujourd’hui, l’affaire se résume à une paire d’heures. Que dis-je ! bien moins encore, tant les moyens de transport sont efficaces. Mais pourquoi diable se déplacer ? La culture est partout, à chaque coin de rue – et ce n’est certainement pas une facilité de langage que de l’affirmer. Seule une certaine paresse intellectuelle nous empêche d’aller creuser le filon des arts qui nous émerveillent. Un Bach moderne aurait accès à une masse de savoir qui ne suffirait pas à combler mille existences, sans même faire un pas hors de chez lui. Ne faut-il pas se réjouir qu’aujourd’hui la culture et l’éducation soient si naturellement accessibles – si l’on me passe ce mot ?
Pourtant le monde n’est pas beau. Il n’est pas beau dans maints de ses aspects ; nos modèles de partage, de médecine et de culture se craquèlent sous les assauts des autres. De ceux-là qui n’ont pas dans l’idée de partager ces idéaux. De ceux qui se complaisent dans une semi-animalité qui entrave l’achèvement du règne humain. L’histoire nous démontre que la moitié du genre humain a toujours voulu exterminer l’autre moitié. Il nous appartient, à nous qui défendons la civilisation, de nous garder des coups de nos agresseurs. N’avons-nous pas suffisamment donné ? Combien de guerres, d’attentats ou d’invasions cauteleuses faudra-il encore souffrir avant de rendre les coups ?
Que faut-il faire ? Privilégier l’éducation ? On a pu y croire. J’ai vus de tels malheureux, enfants, arrachés à leurs familles. On a voulu casser les codes – les rites familiaux, les superstitions imbéciles et les mœurs claniques de leur milieu – avant qu’il ne soit trop tard. Prévenir le handicap à la base. J’ai côtoyé sur les bancs d’école ces gamins basanés au regard matois. Et puis un jour, plus personne. Le drôle s’était envolé. Il était retourné chez lui, dans la crasse de sa tribu, à se former au vol organisé ou à la prostitution. Oubliées, les leçons d’arithmétique, l’éducation civique ou les récitations aux pieds graciles. Au désarroi des belles âmes, le salutaire effort d’instruction s’achevait en navrante déroute. La leçon s’établissait d’elle-même : on ne peut pas sortir quelqu’un de sa culture. On s’en félicite ou on le regrette, qu’importe. C’est ainsi.
Il m’arrive de croiser encore de tels individus en marge de la société. Ils sont en ville, semblant poser leurs pas au gré d’une flânerie inoffensive. L’expérience m’a appris qu’il n’en est rien. Ils sont en repérage. Leur meute se déploie autour d’un badaud. Ils savent où est son argent et comment s’y prendre pour le récupérer. Une bousculade, une main baladeuse et quelques gestes vifs pour éberluer le quidam désemparé. Un à gauche, deux à droite, hop chacun de son côté, adieu portefeuille, personne n’a rien vu.
On comprend les gamins fugueurs. A quoi sert l’école quand il suffit de savoir s’y prendre ?
J’en croise d’autres près des zones de passage. La femme mendie, un gosse dans les bras. Son accoutrement déchiré s’orne de fétiches stupides : contre le mauvais œil, la maladie, la faim. Pas loin de là, le souteneur surveille la scène. De temps à autre il crache ostensiblement une coulée verdâtre.
Exhiber des gosses ou expectorer des glaires ne les dérange pas. C’est leur monde. Croyez-vous que leur expliquer le sens des réalités humaines, de l’exploitation des plus faibles et des règles élémentaires d’hygiène y fasse quelque chose ? Pensez-vous que leur amour de l’irrationnel fétichiste ou divin soit remis en cause par les preuves de la science ? Ce qui pour nous relève de l’évidence même, ou de l’éducation la plus minime, se révèle impossible à faire entendre. Leur monde n’est pas le nôtre.
Une nouvelle fois je ne juge pas. Ces personnes sont liées à une civilisation qui a ses caractères propres, immondes comme admirables. Mais le fait est qu’elles entrainent l’humanité vers le bas. Elles pervertissent nos modes de vie. Elles introduisent leurs miasmes dans nos habitudes délicates. Elles remettent en cause, par leur seule existence, notre raison d’être même. Voulons-nous d’un monde sans médecine, sans culture et sans partage ? Devrons-nous renoncer aujourd’hui – alors que le rêve millénaire de l’humanité touche au but ! – aux fruits de cette longue bataille ? Il me semble que la perspective de cette réalisation historique peut justifier certaines décisions. Douloureuses je le conçois ; mais l’histoire n’est-elle pas émaillée de massacres en tout genre, sans considération d’époque ou de lieu ? Que serait un dernier ajustement à la marge à côté des monceaux de cadavres du passé, sans même parler des millions de victimes de simples maladies ?
Vous êtes choqué ? Alors, je réclame une réponse honnête. Quand je coince l’un de ces beaux-penseurs si soucieux de la vie humaine, je lui mets sous le nez tel article historique qui revoit à la hausse le nombre de victimes de la peste noire médiévale. Jamais je n’ai vu mon interlocuteur fondre en larmes. Un million de morts de plus, et alors ? Tout ce que j’obtiens, c’est une moue désabusée. « Comment cela ! » ai-je alors coutume de dire. « Vous pérorez sur la valeur imprescriptible de l’homme, professez que l’existence de nos semblables est la valeur cardinale, et voilà que vous haussez les épaules devant cette terrible annonce ? Quelques millions d’êtres humains morts en plus, voilà qui devrait vous plonger dans l’affliction, vous atterrer et vous faire méditer sur l’achèvement prématuré de ces existences. Et vous vous contentez de prendre note ! Ce soir vous regagnerez votre maison et poursuivrez vos petites occupations domestiques comme si de rien n’était. Est-ce cela, le comportement d’un ami des hommes ? Belle philanthropie en vérité, qui confine à la plus belle hypocrisie ». Voilà ce que je dis ; on n’a jamais su me reprendre sur le sujet. L'humanisme est trop souvent une imposture. L'on ne voit pas pourquoi ce qui se passerait aujourd'hui serait intolérable à ce point, alors que le même phénomène passé aux temps médiévaux ne scandalise personne. En vérité, au-delà d'une certaine ampleur, l'événement relève de l’ordre des chiffres et des experts, pas de celui des passions.
Je fais appel à la raison. Nous avons échoué à civiliser des cultures sclérosées dans leur crédulité. Pourquoi y réussirait-on demain, quand l’effort a déjà été si important et si infructueux, on se le demande. Encore essayer nous coûte en temps et en argent. N’avons-nous pas d’autres taches à privilégier pour le monde demain ? Cependant, l’heure tourne. Notre société s’effondre. Le péril est dans la demeure.
Je ne suis pas un monstre. Il est possible aujourd’hui de fabriquer des fluides instantanément mortels. Je suis en pleine forme, une simple respiration, et je ne suis plus. Rien ne n’est réellement passé. On m’a dit qu’il existe même des éthers à l’odeur si attirante que les candidats au suicide se pressent ! Maupassant en parle quelque part. Pourquoi faire souffrir ceux qui ont eu la malchance de ne pas naître comme nous, je vous le demande un peu. Non, le nettoyage doit être ferme, rapide et définitif. Cette dernière étape nous libérera des entraves à l’épanouissement de la société du partage, du savoir et de la culture. Enfin débarrassée des poids morts qui l’encombraient, la civilisation de la raison, adossée au moteur fertile de la science, prendra un essor qui aurait fait frémir d’envie nos grands ancêtres.
Je sais que ces dernières phrases me feront considérer comme un dangereux criminel de masse. On me l’a déjà dit. Mais que cela ne soit pas un obstacle. Que vaut ma réputation face à l’enjeu ? Y a-t-il dans ce qui précède un seul énoncé, une seule idée qui ne soit pas dicté par un rêve d’idéal ? Mais j’en réponds. Vous voulez un bouc émissaire, je serai celui-là. Ne vous en déplaise, je serai dans quelques siècles le plus grand bienfaiteur qui ait jamais existé. La rédemption passe par mon sacrifice. Au fond de moi j’y vois clair. Je suis bon.
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Postface – de l’amour au génocide
Des hommes deviennent des criminels de masse tout en professant leur humanisme. Il est tentant de traiter ces êtres de stupides, mais un simple regard sur les faits démontre que l’explication, pour commode qu’elle soit, ne suffit pas. En réalité nous avons souvent affaire à des gens de haute société, cultivés, amateurs d’art et de choses raffinées. Le constat est dérangeant : un esthète peut agir en monstre.
Le personnage qui s'exprime dans ce texte est un homme du XXe siècle ou du début du XXIe, mais sa philosophie date du XIXe. J’ai pris soin de ne pas le rendre datable avec précision : on n’y trouvera pas d’allusion aux antibiotiques, à la télévision, à la seconde guerre mondiale ou à l’URSS. Son époque pourrait être celle de Bernard Shaw qui pressait les savants de « découvrir un gaz humanitaire qui cause une mort instantanée et sans douleur, en somme un gaz policé - mortel évidemment - mais humain, dénué de cruauté ». C’était en 1933, année par ailleurs symbolique.
Une obsession récente ? Pas réellement. Dès 1849, Friedrich Engels souhaitait l’extermination des « peuplades slaves », des Basques et des Bretons, entre autres. Trois années plus tard, Karl Marx appelait à « l’extinction des créoles français et espagnols, ainsi que des peuplades moribondes, les Tchèques, Slovènes, Dalmates ».
L’on se demande comment des esprits si soucieux du bien-être commun ont pu écrire de telles horreurs. La raison est qu’ils concevaient la fin de l’histoire comme une prophétie. Le but était scientifiquement défini et le progrès y menait sans le moindre doute. Mais pour hâter son avènement, il fallait sacrifier les petites nations. Des sacrifices sans plaisir de tuer, pour précipiter l’âge d’or. L'omelette somptueuse valait bien que l'on cassât quelques œufs.
Je me suis laissé influencer, sans doute, par une nouvelle de Borges intitulée Deutsches Requiem et par les personnages du film La Corde, d’Alfred Hitchcock. Dans Lolita, Vladimir Nabokov réussit un admirable tour de force. Le personnage central, pour répugnant qu’il soit, nous étonne par son esprit. Nous sommes partagés entre admiration et nausée. J’ai enfin entendu, comme tout un chacun, les détails du carnage perpétré par Anders Breivik.
Comment un être fier de sa rationalité peut-il devenir un monstre ? Le point crucial, où tout bascule vers la justification du massacre, demeure une énigme. J’en propose ici une approche. Le monde moderne s’est bâti sur le rejet des superstitions et la connaissance du réel. La médecine a pris son essor quand la pierre philosophale a rejoint l’étagère des curiosités. Dieu est mort et nous sommes devenus lucides. L’honnête homme ne peut dès lors échapper à ce terrible questionnement : la lucidité est-elle mortifère ?