dimanche 20 mars 2011

Millénium, polar entre originalité et conformisme

Le succès mondial de Millénium

Emblème du renouveau littéraire scandinave, en filigrane des commentaires sur le Salon du livre consacré aux Lettres Nordiques, feuilleton vedette sur France Culture pendant le mois de mars, Millénium s’est imposé comme un incontournable du roman contemporain suédois. De fait, ce « polar addictif, au suspense insoutenable », comme l’annonce sans détour le 4e de couverture du livre édité par Actes Sud, est un « succès phénoménal dans le monde entier ».

Intrigué par cette exaltation collective, je me suis intéressé aux ingrédients utilisés par Stieg Larsson pour le tome 1 de la trilogie, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes.

Un beau pavé. Couverture noire, illustration intrigante : un visage adolescent, présenté de trois quarts, pose sur nous un regard sans grâce. Le torse invisible du personnage est entouré par une enfilade de petites têtes féminines, reliées entre elles par une cordelette façon Jivaros. L’intrigue promet d’être criminelle,  mystérieuse, cruelle. Et longue, très longue : sept cent six pages écrites en petits caractères.

L’amateur de littérature sait que son temps est compté. L’inventaire des grands livres aujourd’hui disponibles donne le vertige, tant il y a à lire, à relire. S’embarquer dans Millénium est comme prendre une place pour une longue traversée dont on espère tout le long qu’elle tiendra ses promesses. Seul l’intérêt de la destination pourra justifier le temps passé à bord. Or il s’agira ici d’heures ou de jours. La question est donc légitime : faut-il prendre le temps de lire Millénium ?

Attention, pour apporter des éléments de réponse à cette interrogation je devrai dévoiler certains éléments essentiels de l’histoire. Avis aux futurs lecteurs…

Un polar, deux quêtes

Faute de preuves, le journaliste Mikael Blomkvist, co-fondateur et rédacteur vedette du journal Millénium, vient de se faire condamner à une peine de prison par un patron véreux. Il reçoit une offre d’un industriel à la retraite, Henrik Vanger, qui lui propose des révélations fracassantes sur son adversaire. Mais à une condition : enquêter au préalable pendant une année sur la disparition énigmatique de sa nièce Harriet, il y a plus de quatre décennies.

Provisoirement mis à l’écart de son journal, voilà Blomkvist exilé pendant de longs mois sur les lieux du crime, une petite île de Suède. Là, il tâche de reconstituer l’enchaînement des faits, sous le regard ambigu des nombreux membres de la famille Vanger. De révélation en révélation, le journaliste, aidé par la jeune surdouée Lisbeth Salander, parvient à mettre à jour une vérité stupéfiante qui élucide enfin l’affaire Harriet. Muni des révélations promises par Henrik Vanger, Blomkvist met en accusation définitive le patron qui l’avait fait condamner.

C’est en justicier auréolé des deux exploits – avoir démêlé l’énigme de la disparition et porté la lumière sur les turpitudes du PDG « ripou » - que Mikael Blomkvist reprend la direction de Millénium.

L’histoire de ce polar est à la fois un whodunit (« qui l’a fait ? » ou la recherche du coupable dans une situation inextricable) et une féroce critique sociale. Selon Larsson, les grandes entreprises ne valent pas mieux que la mafia ; leurs patrons sont aussi méprisables que les trafiquants.

Originalité et poncifs


Mais le livre est un polar peu ordinaire. Sa structure surprend : elle surabonde de précisions, met sous les yeux du lecteur des cartes géographiques et un arbre généalogique, fait intervenir de nombreux protagonistes. Ceux-ci mettent en soin particulier à s’emparer de la parole pour de longues causeries, auxquelles répondent patiemment d’autres personnages tout aussi diserts. Les dialogues, dans Millénium, occupent des pages entières.

Ce foisonnement, et la richesse qu’il fait supposer, impriment un rythme particulier à la narration. Pendant plusieurs dizaines de pages, l’on se demande en vain ce qui fait le prix de cette histoire menée sur un rythme lent, parsemée de redites et redondances. Le lecteur est mis devant un dilemme très concret : faut-il abandonner la lecture, en renonçant ainsi à la  la promesse d’un dénouement extraordinaire ?

Alors, il faut bien poursuivre tant bien que mal, supporter la description de cet univers maussade où lentement, très lentement, au prix de multiples digressions, prend forme l’issue de la double quête.

Une fois le lourd bouquin refermé l’on se prend à réfléchir à cette histoire. Elle promettait d’être étrange. Certes, elle contient des mystères, des meurtres, des coups de théâtre. Et elle comporte des aspects originaux : les personnages ne sont pas des jeunes premiers, bien au contraire. Le héros est dans la quarantaine avancée. Il partage en toute transparence sa maîtresse « officielle » avec le mari de celle-ci. Une autre de ses amantes est proche du 3e âge. La jeune surdouée n’est pas un éblouissant top model, mais au contraire une fille effrayante de maigreur, sans les attributs qui plaisent d’habitude aux personnages de polars. Elle a pourtant déjà eu plusieurs dizaines de partenaires.

Cette rupture des moules conventionnels soulève l’attention, et le succès du livre lui doit certainement beaucoup.

On ne peut s’empêcher néanmoins de ressentir une impression mitigée. Le contenu formel du roman donne le sentiment d’être composé d’idées déjà vues.

Par exemple, l’on apprend dans le dernier tiers que Harriet, l’adolescente disparue dans les années 1960, n’est en réalité pas morte. Mais, à la vérité, quel lecteur ne s’en doutait ? Comme à l'accoutumée, un meurtre sans cadavre signifie que la victime est bien vivante.

Le criminel est quant à lui l’un des principaux suspects, à savoir un membre de la famille Vanger. Or, la surprise eût été qu’il ne le fût pas. Certes, il n’y a pas eu un meurtrier mais plusieurs. La recette du Crime de l’Orient-Express est excellente, quoiqu'un peu trop usitée.

L’assassin est, comme dans la quasi-totalité des films et romans criminels depuis trois décennies, un serial killer. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin, ce tueur en série exécute ses victimes selon des principes bibliques. Et il et a aménagé sa cave en une salle de torture. Une magnifique ribambelle de poncifs ! Le "phénoménal" Larsson se complaît ici dans la plus parfaite orthodoxie.

Et ce n’est pas tout. Le héros, malmené par notre si original criminel, est secouru par sa jeune amie au moment même où il allait rendre l’âme. L'on croirait une recette tirée du Cinémastock de Gotlib et Alexis. Cette jeune fille est une geek surdouée et asociale, mais au bon cœur, la morale est sauve. Bien entendu, Mikeal Blomkvist couche avec elle, comme avec les deux autres principaux personnages féminins.

Tous les industriels sont des méchants vraiment méchants, que ce soit le patron véreux qui fait emprisonner le journaliste ou l’oncle de la disparue qui insiste pour que la vérité ne soit pas publiée.

Lisbeth Salander la geek sait, en trois minutes chrono, entrer dans n’importe quel ordinateur verrouillé par mot de passe, maîtrise à la perfection plusieurs langues, possède une mémoire photographique, est capable de trafiquer son deux-roues comme d’installer en un temps éclair un système de surveillance électronique.  Larsson, intéressant pour sa peinture de mœurs décalées, tombe dans un conformisme exacerbé quand il s’agit des ressorts de l’histoire.

L’invraisemblance des fleurs séchées

On ne saurait commenter ce récit sans parler de son intrigue invraisemblable. Je renvoie ici au mystère insondable exposé dès prologue de Millénium, l’affaire des fleurs séchées. Chaque premier novembre, Henrik Vanger reçoit par la poste une fleur séchée sous cadre. L’expéditeur est inconnu. La provenance du mystérieux colis peut varier : Stockholm, Londres, Paris, Copenhague, Londres, Madrid, Bonn, Pensacola aux États-unis.

Vanger sait que cet envoi anonyme a un lien avec la jeune fille disparue, qui offrait traditionnellement une fleur séchée à son oncle pour son anniversaire. Alors, pourquoi un tel colis après qu’Harriet n’a plus donné signe de vie ? Est-ce une vengeance contre le vieil homme ? La police se déclare impuissante à enquêter. Il n’existe aucun moyen de remonter à l’expéditeur de ce colis annuel.

En partant de ces quelques éléments, qui n’aurait pas l’idée élémentaire de consulter la liste des suspects – grosso modo l’ensemble des membres de la famille Vanger – pour savoir lesquels étaient en mesure de voyager, et de poster année après année la fleur pressée sous verre et encadrée depuis différentes villes à travers le monde ?

Cet examen sommaire aurait permis d’identifier Anita Vanger, installée à Londres depuis les années 1970, et qui travaille pour une compagnie aérienne. Est-il crédible que le vieil Henrik Vanger, qui a passé une partie de son existence à réfléchir à la disparition de sa nièce, ne fasse pas le lien entre le métier d’Anita, ses nombreux déplacements impliqués par son métier, et la provenance des colis ? On peine à imaginer que le commissaire de police si impliqué dans la résolution de l’affaire ait négligé une telle piste.

Le métier de chef d’escale à la British Airways d’Anita était pourtant de notoriété publique. L’information est donnée par la bouche même de sa sœur dans la première partie du livre, page 289 exactement.

L’ange sans la bête


Mais il y a plus. L’auteur échoue à exploiter la noirceur grandissante de ses personnages positifs. Il y avait là un sujet en or : ceux qui combattent au nom des principes de civilisation adoptent, en pleine conscience, les procédés de leurs ennemis.

Ainsi, Lisbeth Salander n’hésite pas à violer la vie privée de ceux qu’elle estime être des « salopards ». Et Stieg Larsson s’emploie à défendre son héroïne. Il se pose en partisan d’une pratique somme tout positive, et légitimée par les faits.

p. 419 « … moi aussi j’ai des principes qui correspondent à ton comité d’éthique. J’appelle ça le principe de Salander. D’après moi, un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c’est qu’il l’a mérité. Je ne fais que lui rendre la monnaie de sa pièce. »

Pour l’héroïne de Larsson, le salopard l’est par essence. Quoi qu’il puisse faire, aucun rachat n’est possible. Dès lors tout est permis : viol de la vie privée, usurpations, manœuvres visant à l’élimination physique par des tiers. Juger arbitrairement et supprimer les individus nocifs est un procédé habituel des dictatures. Il faudrait « éliminer la pomme pourrie avant qu’elle contamine le panier ».

Salander met en pratique le rêve de tous les totalitarismes, la maison de verre qui nie le droit à la vie privée. Dès la page 159, sa morale est explicite : « Tout le monde a des secrets. Il s’agit simplement de découvrir lesquels. »

Tout le monde participe sans état d'âme à cette curée. Blomkvist, « héros équilibré », non seulement admet les pratiques de Salander, mais se promet de les utiliser à ses fins personnelles.

« Mikael décida de demander à Lisbeth Salander de procéder sur Borg, quand l’occasion se présenterait, à l’une de ses si subtiles enquêtes sur la personne. Rien que pour la forme. » p. 691

Le dénommé Borg est un journaliste que notre héros n’apprécie pas. L’inimitié personnelle justifie ici que l’on puisse lancer des « enquêtes subtiles » - entendez : intrusions dans l’intimité pour constituer un dossier à charge. Voilà le sympathique Mikael devenu aussi « salopard » que ses adversaires. A son notoire insu et, ce qui est plus préoccupant, au probable insu de l’auteur du roman qui dresse jusqu’à l’ultime page un portrait flatteur de son justicier sans tache. Faudrait-il voir l’expression d’une tentation totalitaire chez Stieg Larsson ?

Stieg Larsson, histoires de style


J’ouvre le livre au hasard. Page 613. Je recopie :

« Ils se levèrent vers 10 heures, prirent une douche ensemble et s’installèrent dans le jardin pour le petit-déjeuner. Vers 11 heures, Dirch Frode appela et dit que l’enterrement aurait lieu à 14 heures et demanda s’ils avaient l’intention d’y assister.

- Je ne pense pas, dit Mikael.

Dirch Frode demanda à pouvoir passer vers 18 heures pour un entretien. Mikael dit qu’il n’y avait pas de problème. »

Et cela continue, tout au long du tome, avec des précisions fondamentalement inutiles qui donnent envie de relire les fiches horaires de la SNCF pour trouver un peu de légèreté. L’emploi du temps heure par heure des personnages est de la plus cinglante vacuité, et l’on se demande bien l’intérêt d’un tel pensum digne d'un rapport plat et sans âme de quelque gratte-papier besogneux.

A la vérité, ces phrases sans ressort et alignées avec complaisance font penser à un procédé artificiel pour tirer à la ligne, enfiler les paragraphes et les chapitres. Il serait possible de les retirer sans craindre de nuire à la structure générale de l’ouvrage. C’est dire à quel point elles sont superflues, tant et si bien que le contenu formel de ces quelques centaines de pages se révèle en définitive bien plus faible que l’épaisseur du volume ne le laisse supposer.

L’impression est renforcée par un style souvent étrange. Beaucoup d’adverbes, des expressions bizarres. Prenons la page 334 : « elle dévora ses sandwiches nocturnes ». Sandwiches nocturnes ? Certes, on comprend tous les mots de cette locution, dont le sens paraît clair. Mais l’expression sonne faux. On ne dira pas, que je sache, « je mange un steak diurne » à la place de « en plein jour, je mange un steak ». Il s’agit peut-être d’un particularisme suédois que les traducteurs ont tenté de restituer en français, sans grande fortune dans ce cas.

Ailleurs, page 182, on trouve la phrase « Mikael versa un peu de lait dans une soucoupe, que son invité ne tarda pas à laper ». La tournure sans être absolument incorrecte n’est pas très heureuse. Il est recommandé de ne pas séparer « que » de son antécédent. Une phrase plus correcte, à défaut d’être plus intéressante, pourrait être construite ainsi : « Dans une soucoupe, Mikael versa un peu de lait que son invité ne tarda pas à laper ».

Ce n’est sans doute pas grand-chose, dira-t-on. Certes. Mais l’accumulation de ces petites anicroches ne fait qu’accroître au fil de la lecture le sentiment d’avoir sous les yeux un livre mal écrit, ou mal traduit. Le style emprunte parfois au langage familier, sans que l’utilité de cet usage ne soit flagrante (p. 563 : « elle sortit se balader pour balancer discrètement l’ordinateur dans l’eau sous le pont ». Pourquoi « balancer » et non « jeter » ?).

Terminons la revue de style en soulignant les banalités dont Stieg Larsson n’a pas jugé bon de se défaire : « On aurait dit qu’elle avait le pressentiment d’une catastrophe à venir » (p. 498). Fichtre ! Le lecteur tressaille. Lisbeth Salander quand elle monte à l’attaque : « Elle montra les dents comme un fauve. Ses yeux étaient noirs et brillants. » (p. 552). Est-ce là le style d'un maître du polar ?

Honnête et sans génie


Alors, Millénium 1 « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes » est-il un mauvais roman ? Non, sans qu’il ne soit un chef d’œuvre pour autant. C’est un polar dans la bonne moyenne du genre, certainement pas un sommet de la littérature.

Son problème, qui est aussi sa valeur en quelque sorte, est qu’il donne au lecteur du genre ce qu’il est en droit d’attendre. Une énigme, une enquête, du sang et du sexe, un vilain serial killer et un vilain patron, un happy end. Mais aussi : des personnages inattendus et somme toute bienvenus dans l’univers tant codifié du polar.

Faut-il prendre le temps de lire Millénium ? Les amateurs d’inattendu seront déçus. L’amoncellement de méandres, de détails inutiles et de fausses pistes dont l’auteur parsème le texte cache en réalité un solide conformisme. Ceux qui auront prêté l’oreille sans discernement aux dithyrambes ont seront pour leurs frais : à défaut de sommet littéraire, voici un polar bien honnête et très long, qui ne parvient en aucune façon à sublimer le genre.

Post scriptum 1 : la traduction


Une fois cet article en cours d’achèvement, je prends connaissance de la polémique qui opposa le critique Jacques Drillon aux traducteurs de Millénium en 2008. Ici : http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20080417.BIB1139/les-bourdes-de-millenium.html . Cela me conforte dans l’idée que la traduction n’est pas irréprochable, même si J. Drillon a relevé d’autres « bourdes » que celles que je cite plus haut. Voir aussi la réponse des traducteurs sur la même page.

Post scriptum 2 : la tentation totalitaire de Stieg Larsson


Par ailleurs, j’apprends dans l’Express que Stieg Larsson (http://www.lexpress.fr/culture/livre/les-enfants-de-millenium_822924.html) s’était engagé en 1977 auprès des rebelles du Front populaire de libération en Erythrée, et désirait léguer ses biens à section communiste d'Umeea, en Suède. L’on comprend mieux la tentation totalitaire que j’avais cru entrevoir – sans doute à juste titre - en lisant Millénium.

vendredi 11 février 2011

La géopolitique de l'ordinaire - Réflexions sur La géopolitique de l'émotion, de Dominique Moïsi

Un modèle pour comprendre le monde d’aujourd’hui : voilà ce que propose Dominique Moïsi dans son essai La géopolitique de l'émotion (2008). Son sous-titre éclaire le propos du chercheur français : Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde.

En effet, explique-t-il dans la première partie Le choc des émotions, chaque culture réagit selon les émotions qui lui sont propres. Ce phénomène fondamental est négligé, voire méprisé, par la plupart des experts. Pourtant, explique l’auteur, les émotions ne sont pas de l’unique ressort d’une pensée romantique : elles contrôlent les êtres, décident de leurs actions, pour le meilleur et pour le pire. Le sentiment de confiance est essentiel pour déterminer la capacité des peuples à agir. Or, la confiance est plus ou moins vivace selon la façon dont les émotions d’espoir, d’humiliation et de peur sont ressenties et maîtrisées.




Même si nous n’en avons pas une conscience aiguë, poursuit l’auteur, la mondialisation aujourd’hui possède deux facettes. La première nous est familière, puisqu’il s’agit de l’américanisation. Mais l’Asie et son influence toujours plus croissante ne sauraient désormais être ignorées. La mondialisation est donc bipolaire.

Elle s’accompagne d’un accroissement des richesses, rendue évidente par les moyens de communication, et provoque en retour des réactions extrêmes. Cette nouvelle opposition remplace désormais le mur de Berlin : voilà la carte géopolitique actuelle. Et les émotions des différentes cultures pourraient être dessinées sur cette carte. L’on mettrait ainsi en évidence des zones plus ou moins soumises à l’espoir, à l’humiliation ou à la peur : la carte des émotions dominantes.

La culture d’espoir s’est déplacée d’Ouest en Est. La « Chininde », ensemble fictif réunissant la Chine et l’Inde, accuse une croissance économique annuelle de presque 10% depuis près de deux décennies.
La Chine table sur le temps qui joue en sa faveur. Ce pays émerge aussi en tant que puissance politique, capable d’arbitrages internationaux : « la Chine est de retour » après des siècles d’effacement, renouant ainsi avec une tradition prestigieuse. Mais les défis ne manquent pas, comme celui de l’évolution de son mode de gouvernement, foncièrement inadapté à ses ambitions planétaires.
L’Inde est en revanche une immense démocratie. Plusieurs industriels puissants viennent aujourd’hui de ce pays. Sa diversité est sa force, mais aussi sa faiblesse. Aussi lui faudra-t-il surmonter ses inégalités. Et sa croissance ne pourra perdurer qu’au prix d’une consolidation de ses infrastructures.

D’autres pays asiatiques restent à l’écart de la culture d’espoir : par exemple, les dictatures de Corée du Nord ou de Birmanie. Le Japon est également à part, mais pour d’autres raisons. Ce pays très moderne reste soumis à la hantise des phénomènes naturels. De plus, le Japon est relatif déclin économique et démographique. Autant de raisons qui le soumettent davantage à la peur qu’à l’espoir.

Les pays musulmans, continue D. Moïsi, sont hantés par l’idée de la fin de l’islam. Depuis le XVIe siècle et le déclin inexorable de l’empire ottoman, cette angoisse de civilisation en péril alimente le soupçon de complot extérieur et nourrit ainsi une culture d’humiliation. Les dirigeants des pays musulmans trouvent commode de désigner des boucs émissaires pour masquer leur propre incapacité : États-unis, Occident, Israël. Quand il s’agit d’examiner ses propres faiblesses, la culture musulmane se réfugie dans le déni de réel. En Europe, les jeunes musulmans sont mis à l’écart et le phénomène s’est encore accru avec les attentats islamistes. Certains états du golfe prospèrent économiquement mais sont encore trop fragiles pour entraîner les autres nations musulmanes. La culture, en déclin, semble toutefois reprendre des forces grâce à des artistes installés en Europe.

L’Occident quant à lui perd son rôle de modèle. La culture de peur guide désormais ses actions. Après l’espoir né de l’effondrement communiste, l’Europe se replie aujourd’hui sur elle-même et souhaiterait sans doute se protéger de ses voisins par de nouveaux murs. Signe de faiblesse structurelle, elle a été incapable de mettre fin au conflit de l’ex-Yougoslavie sans l’aide américaine. D. Moïsi souligne combien la construction européenne manque de cœur, si bien que ses peuples eux-mêmes sont sceptiques sur l’avenir de l’Europe.

L’autre rive de l’occident, l’Amérique, s’interroge sur le désamour dont elle est victime. Sa réponse au 11 Septembre, selon l’auteur, fut disproportionnée au point qu’elle la discrédita aux yeux du monde. De ce fait, les États-unis sont devenus un pays oppresseur. Les guerres qu’ils engagent sont des impasses ou des désastres. Certes, l’élection d’Obama peut être un gage de renouveau ; il faudrait, quoi qu’il en soit, donner plus de poids à l’Europe pour rééquilibrer l’occident.

Dominique Moïsi parle ensuite d’autres pays jugés « inclassables ». La Russie et l’Iran comptent sur leur puissance énergétique. Israël se fragilise politiquement. L’Afrique est minée par la corruption, la maladie, la guerre ; peut-être que la nouvelle génération de dirigeants sera capable d’y remédier. L’Amérique Latine reste partagée entre régimes progressistes et populistes.

Le livre se termine sur deux visions du monde en 2025, selon la façon dont les « émotions » auront pu être maîtrisées ou non d’ici cette date. A celui du pire (terrorisme, nouvelle explosion des Balkans, protectionnisme, épidémies) répond le scénario de l’idéal (paix au Proche Orient, prise en main des dérèglements climatiques par les USA, etc.)

Fukuyama, Huntington… Moïsi ?


Dominique Moïsi inscrit son essai dans la lignée de deux célèbres ouvrages de géopolitique des années 1990. La fin de l’histoire et le dernier homme, de Francis Fukuyama, et Le choc des civilisations, de Samuel Huntington. Tout en s’opposant aux thèses de ses prédécesseurs, le chercheur français emprunte certains de leurs procédés. L’idée d’une nouvelle cartographie du monde est le fondement même du Choc des civilisations. La notion de ressorts intimes propres à chaque être humain (tout comme les émotions) est au cœur de la réflexion de Fukuyama.

Or cette filiation revendiquée – non dans le contenu de la thèse, mais dans son objectif – surprend à plusieurs titres. Disons-le sans détour, le livre de D. Moïsi étonne par sa légèreté. Les essais de F. Fukuyama et S. Huntington sont à ce titre des ouvrages beaucoup plus imposants, bien qu’imprimés en caractères plus petits. Pour le dire autrement, la quantité brute de texte est, comparativement, beaucoup moins consistante chez Moïsi que chez ses devanciers.

Cette remarque n’est pas qu’une simple constatation quantitative. Écrire avec rigueur et précision réclame des développements, des arguments, des sources, des réfutations. Autant de caractéristiques dont foisonnent les livres des deux experts américains. La fin de l’histoire et Le choc des civilisations sont des textes denses et bien étayés. Cette richesse les rend difficile à contredire, et c’est ce qui en fait le prix. En s’efforçant de comprendre pourquoi ces thèses heurtent notre façon de voir, nous voilà obligé de reconsidérer nos propres convictions, et peut-être de débusquer quelques préjugés. Autrement dit, leur lecture active nous pousse à approfondir ou modifier notre rapport au monde.

Or cette même richesse est ce qui manque cruellement à La géopolitique de l’émotion. Dire que l’émotion est un facteur déterminant pour décrire le monde, pourquoi pas ; l’idée est plutôt bienvenue dans une discipline ardue et vue comme manquant de cœur. Hélas, il est à craindre que l’on n’écrive pas de bon essai de géopolitique avec de bons sentiments. Ainsi, l’auteur préfère rester à des niveaux de détail très généraux, illustrant son propos par son expérience personnelle et quelques impressions.

Mais voilà, ce faisant il offre son travail vulnérable à la critique de tout un chacun. Fonder des considérations planétaires à partir d'anecdotes peut être sympathique pour lancer le débat de l’apéritif. Mais le lecteur est en droit d’attendre autre chose d’un expert du domaine, d’autant plus que de multiples petits détails injustifiés, mal formulés ou désagréables viennent gâcher l’agrément de la lecture.

Accrocs de lecture : sur l’Asie


Par exemple, les Asiatiques sont patients, leur émotion dominante est l’espoir. Confiance en soi, dans ses capacités, dans son devenir, explique D. Moïsi.

La Chine, justement, vient de réussir « son examen de passage dans la modernité » (p. 12). A quelle occasion ? L’organisation des Jeux Olympiques de l’été 2008, selon l’auteur. Ainsi, il suffisait de réunir la foire aux muscles et aux records suspects pour devenir modernes. Avec un peu de recul, cependant, il ne semble pas que la Chine ait fondamentalement changé à la mi-2008.

Entendons-nous bien : que la Chine change, c’est un fait. Qu’elle entre plus ou moins dans la « modernité », on peut en discuter. Que cet « examen de passage » soit « réussi » avec les derniers JO laisse plus que sceptique ; ou bien il faudrait encore une fois assurer cette opinion par des arguments de choix, ce qui n’est pas fait ici.

De même, l'on reste sceptique devant les éléments avancés pour illustrer l’émergence de la « Chininde ». L’acupuncture, le stade de Pékin (avantageusement comparé, on ne sait pourquoi, au Palais Garnier qui est pourtant une merveille d’architecture), un opéra sur une légende chinoise. Vous l’ignoriez peut-être, tout comme moi, mais l’ouvrage lyrique Le voyage en occident fut monté à Manchester, Paris et Berlin. Cette rencontre entre musique pop européenne et personnages costumés chinois serait donc un nouveau Tristan et Isolde, un Wozzeck du XXIe siècle ? Voire ! Je n’ai pas souvenir que le monde de l’art ait été chaviré par cet événement.

D. Moïsi cite aussi l’énergie de Bollywood, facteur de renaissance de la comédie musicale. Je ne savais pas, je l’avoue, que les navets de Bollywood allaient désormais pousser dans mon jardin de cinéphile.

Et pourquoi insister sur « le succès de l’acupuncture » ? On peut trouver cette pratique thérapeutique chinoise sympathique ou originale, cela n’est pas la question ; mais on aura du mal à trouver un malade gravement atteint – par la morsure d’une vipère ou d’un chien enragé, par le SIDA ou le cancer – que l’on puisse guérir par les principes d’acupuncture. Mettre en balance médecine « occidentale » et pratiques traditionnelles chinoises est, au mieux, un trompe l’œil. Illustrer par cette notion l’émergence de la pensée chinoise est tout simplement fallacieux. Comme toute science, on est las de le rappeler, la médecine est universelle et non « occidentale ».

La fameuse « patience chinoise » est également commentée en termes flatteurs. « La Chine, empire qui revient, annonce l’auteur page 76, est infiniment plus patiente que l’Occident ». Hélas ! Combien les Tibétains auraient aimé que les Chinois fassent preuve de cette légendaire patience à leur égard ! Qu’aurait donné ce même massacre de masse perpétré par un empire infiniment moins patient que l’Occident ?

L’Islam, l’humiliation, la peur


Dominique Moïsi décrit l’humiliation propre aux pays d’Islam, et l’incapacité de ces mêmes pays à se développer. Ce faisant il reprend une très ancienne constatation sans pour autant porter d’éléments nouveaux. La question de l’évolution des sociétés musulmanes était déjà, au XIVe siècle, au cœur de la réflexion d’Ibn Khaldoun. Et l’on ne saurait trop conseiller la lecture de Arabes, si vous parliez, du Tunisien Moncef Marzouki (éditions Lieu Commun), qui dépeignait en 1987 et avec quelle acuité ! le mécanisme d’humiliation de la nation arabe.

Moïsi ne se prive pas de nous faire connaître son opinion sur l’affaire des caricatures de Mahomet : « il est certain que la liberté de la presse ne doit pas comprendre le droit d’insulter gratuitement les émotions les plus profondes des autres » (page 116). Il est donc « certain » qu’il ne faut pas faire de peine aux islamistes, mieux encore : « certain » qu’avant toute publication il est nécessaire de quémander l’avis des « autres » afin de ne pas « insulter gratuitement leurs émotions ». Étrange conception de la liberté, fille captive des croyances religieuses. Dommage que Moïsi ne soit pas plus précis au sujet de cette affaire : le « scandale des caricatures » est, on devrait s’en souvenir, le fruit d’une manipulation intégriste.

Pour illustrer la « peur » de l’Occident, D. Moïsi raconte comment, une année après les attentats de Londres, il a eu peur pour sa vie en se trouvant assis en face d’une femme complètement voilée dans le métro de la capitale anglaise. Il a été, comme l’Occident aux abois, victime de ses « préjugés ».

L’anecdote est peut-être intéressante au plan personnel, sa portée reste très limitée pour étayer un ouvrage de géopolitique. Au surplus, il ne s’agit pas de préjugés mais bien au contraire d’un jugement fondé sur des faits. Les attentats de Londres ont bien été commis par des terroristes islamistes ; porter un voile intégral dans le métro de Londres, constamment sous la menace de nouveaux assauts islamistes, suscite une peur dès lors légitime. Être sous la menace constante d’illuminés qui veulent votre peau pour ce que vous êtes (et non pour ce que vous faites) réclame un minimum de vigilance ; sans quoi l’on verserait dans l’inconscience. Est-ce avoir peur que d’être vigilant ?

Par ailleurs, est-ce que les jeunes gens d’Ispahan n’ont pas, eux aussi, peur de la police religieuse ? Que dire des internautes chinois face à la police politique, ou des prisonniers voués au Laogaï – le goulag chinois ? Ne sont-ils pas, et ô combien plus que nous, sous l’emprise d’une peur démesurée ?

Approximations


Il faudrait, pour peindre la carte de l’Occident aux couleurs de la peur, disposer d’analyses plus solides. Ce même défaut parcourt l’ensemble de l’essai : dès la préface (page 14) l’on apprend que le monde s’est « radicalement transformé » en 2008 et 2009 car « l’espoir et la peur semblent s’y être développés, en parallèle, de façon exponentielle ».

« De façon exponentielle » signifie, au sens commun, en augmentation constante et constamment accélérée. Elle reflète une envolée démesurée. On voudrait savoir sur quels éléments l’auteur se fonde pour avancer cette impression si catégorique, d’autant plus que la « radicale transformation » du monde pendant cette période n’est pas flagrante au non expert. Certes, une violente crise économique éclata en septembre 2008. Avec quelles conséquences ? Des pays ont-ils été rayés de la carte ? A-t-on assassiné les dirigeants du G20 ? Une bombe sale aurait-t-elle massacré une capitale européenne ? Le glacis soviétique est-il réapparu ? Un gouvernement fasciste a pris la tête des USA ? La Californie a fait sécession ? L’Afrique a-t-elle été décimée par la grippe aviaire ? L’arme nucléaire aurait-elle été utilisée ?

Le monde change, c’est un truisme, mais qu’il ait radicalement changé entre 2008 et 2009 est, jusqu’à plus ample informé, une vague impression plus que le fruit d’une analyse raisonnée. Étrange rapport aux bouleversements du monde, puisque l’on lit page 31 que « la domination de l’Occident sur le monde commence à la fin du XVIIIe siècle avec le Raj Indien » et non, comme l’annoncent les livres d’histoire, à la conquête des Amériques.

Un livre d’opinions


Le livre prêterait moins le flanc à la critique si l’auteur assumait son choix de proférer des opinions, et non des analyses. Prenons une phrase comme (p. 72) : « d’une façon générale, notre définition de l’Asie comme continent de l’espoir, comprenant les Philippines ou l’Indonésie – qualifiées par leurs remarquables progrès économiques -, est à la fois orientée et un peu exagérée ; elle n’en reste pas moins fondamentalement juste ». Elle rend bien l’impression d’à peu près qui parcourt l’ensemble du livre. Grosso modo, c’est ainsi, comme je vous l’écris, assure l’auteur ; même si ici ou là j’en fais trop, j’escamote, je brode, j’en rajoute, qu’importe ! – puisque, en définitive, j’ai raison.

En bon Européen, Dominique Moïsi n’oublie pas le traditionnel couplet anti-Américain. Ah, ces droits de l’homme « que l’Amérique oublie souvent de mettre en pratique » (page 76). Cette très ancienne accusation, fille de l’obsession antiaméricaine, méritait plus de nuance, davantage de précision ; dire que Guantanamo est une honte et Abu Ghraib une infamie n’est pas une analyse. C’est un avis ordinaire, sans valeur en soi. Les questions qui valent sont : les droits de l’homme ont-ils été bafoués ? Si oui, dans quelle mesure ? Par quelle autorité ? Comment a réagi la Cour Suprême ? Les responsables, s’il y a lieu, ont-ils été jugés ? Les jugements ont-ils été appliqués ? Et ainsi de suite. Autant de points dont l’éclaircissement permettrait de valider – ou non – l’accusation de manquements fréquents aux droits de l’homme par les États-unis. Cette analyse élémentaire devrait permettre de comprendre les faits et d’aller au-delà de l’opinion basique. N’est-ce pas, précisément, ce que l’on attend d’un spécialiste ? La pertinence d’un Jean-François Revel, ici, fait cruellement défaut.

Signalons quelques fautes de conjugaison : page 18, « s’ils devaient réussir, ce seraient par eux-mêmes individuellement » ; page 126, « celle qui garanti l’égalité des sexes ». Le style est trop souvent impersonnel et bancal : « Le pétrole et le gaz russes, ainsi que la richesse qu’ils confèrent, n’ont pas vocation à l’amélioration de la vie sur terre » (p. 32). On ignorait que le pétrole et le gaz « avaient vocation » à quoi que ce soit.

Page suivante, le très laid « Peuple caméléon, ils peuvent imiter… », ou encore (p. 91) « le Japon est la preuve vivante que modernité et occidentalisation ne sont pas synonymes » - et ainsi de suite. Il est exact que si un ouvrage écrit en anglais par un Français, et traduit ensuite en langue française, peut comporter quelques bizarreries, il n’en reste pas moins vrai que l’éditeur n’a pas été très pointilleux dans sa relecture. Et que penser d’une phrase comme (p. 83) « à la différence de l’Angleterre, la Chine n’est pas une île » ? Articuler que l’Angleterre est une île aurait valu, il n’y a pas si longtemps, le bonnet d’âne au collégien étourdi.

Le livre de Dominique Moïsi est mal installé. Il s’annonce comme une alternative aux thèses de Francis Fukuyama et Samuel Huntington, sans avoir les moyens de son ambition. C’est un recueil d’opinions, décrivant le monde actuel à très grosses mailles sans véritablement donner les moyens de comprendre les enjeux. Car si j’annonce que les Chinois sont à la fois bercés d’espoir et devant de graves défis, je me prépare à avoir raison dans tous les cas de figure. Que la Chine devienne le pays sans partage de la mondialisation, et je pourrai annoncer l’avoir prédit au nom de la culture d’espoir. Si en revanche le géant peine à poursuivre son ascension ou s’effondre, je déclarerai sans plus de difficulté avoir parfaitement entrevu l’ampleur des défis posés aux Chinois, qu’une seule culture d’espoir ne suffisait évidemment pas à surmonter.

A ce titre, les deux descriptions du monde en 2025 proposées en fin d’ouvrage sont éloquentes. Quelle est donc la valeur d’une analyse permettant d’envisager le tout et son contraire ? Le procédé fait irrésistiblement songer aux diagnostics des médecins de Molière pour lesquels un malade mourait malgré eux mais guérissait par la grâce de leurs prétendus soins.

Géopolitique de l’ordinaire


Il y a deux manières d’innover en géopolitique. La première est d’annoncer des choses surprenantes, en appuyant le discours sur des sources et un raisonnement solides. C’est ce que fait Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme.

La deuxième est de présenter une thèse classique mais en l’étayant par des raisonnements foncièrement originaux : une manière d’éclairer différemment un tableau déjà connu pour mettre en valeur des perspectives insoupçonnées.

Or, La géopolitique de l’émotion ne joue sur aucun des deux registres : ce livre énonce des idées courantes, appuyées par des faits contestables.

On a déjà évoqué les faits, parlons des idées. La Chine est un monstre commercial en devenir, mais confronté à de graves défis ? L’idée était peut-être neuve, il y a trente ou quarante ans. Le Japon est miné par le vieillissement de la population ? On le sait depuis un demi-siècle, au bas mot. Le monde musulman souffre de son incapacité à embrasser la modernité ? Mais le débat, comme on l’a dit, était déjà soulevé par Ibn Khaldoun, au Moyen-Âge. L'Afrique, en proie à la misère et aux massacres, et l'Amérique Latine, partagée entre populisme et raison ? On pensait déjà le savoir. L'Europe craint d’être supplantée par les États-unis ? Cette hantise ne remonte nullement à la fin de la première guerre mondiale, comme le dit Dominique Moïsi, mais bien avant encore, puisque Émile Zola, par exemple, la mentionne explicitement dans son roman La terre.

Le soupçon de crise profonde engageant le déclin de l’Amérique est quant à lui suffisamment ancien (et jusqu’à aujourd’hui démenti par les faits) pour qu’il ne puisse être accepté sans plus d’arguments.

L’on s’étonne, pour finir, qu’il n’y ait eu personne, chez Flammarion, pour attirer l’attention de l’auteur sur le contresens qu’il commet au sujet de Fukuyama. La géopolitique de l’émotion et La fin de l’histoire et le dernier homme sont pourtant publiés dans deux collections voisines à la même couverture jaune. Quand le Français écrit :

« C’est l’achèvement de [l’« ère des idéologies » du XXe siècle] qui fit dire à Francis Fukuyama – à tort bien sûr, car ce ne sera jamais vrai – que l’histoire elle-même était parvenue à son terme »

ne se rend-il pas compte qu’il tombe dans un travers grossier, celui de juger un livre sur son seul titre ? Pourtant, Fukuyama lui-même prend soin de démonter cette méprise dès les premières pages de son essai (je souligne) :

« Ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements, mais l’Histoire, c'est-à-dire un processus simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de tous les peuples en même temps. Cette acception de l’histoire est très proche de celle du grand philosophe allemand G. W. F. Hegel. »

Pour le dire autrement, Fukuyama pose la question de savoir si le modèle de démocratie libérale (au sens large : ce terme ne désigne pas forcément l'Amérique capitaliste mais tout régime réellement démocratique, de gauche comme de droite) ne répond pas aux plus intimes aspirations de l'homme, reprenant l'intuition de Hegel voyant les troupes de Napoléon défiler sous ses fenêtres.

Du reste, la simple lecture du livre aurait suffi à lever le doute. Par exemple, dans le chapitre intitulé Intérêt nationaux, l’Américain annonce des événements à venir « cataclysmiques et sanglants » à cause du possible éclatement de la Yougoslavie – rappelons l’année de l’essai : 1992. Est-ce là la pensée naïve de quelqu’un célébrant le terme de l’histoire ? D'autant plus qu'il envisage, dans sa conclusion, l'hypothèse que nous ne sommes pas encore parvenus à cette fameuse fin de l’histoire.

Autant d’éléments qui attestent le sérieux et la valeur de la pensée de Fukuyama ; l’on regrette d’autant plus que le Français, « l’un des meilleurs spécialistes des questions internationales », soit pourtant incapable de poser une alternative d’une même valeur intellectuelle.

Références


La géopolitique de l’émotion – Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde
Dominique Moïsi
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Champs actuel 954, Flammarion, 2010
ISBN 978-2-0812-3495-6
Prix France 8 €

The Ghost Writer - L’homme et son fantôme

Roman Polanski est-il un grand cinéaste ? Sans aucun doute. Mais après avoir utilisé un adjectif aussi plat que « grand », je me dois de compenser cette banalité par une justification dans les règles.

Dans son dernier film, un jeune écrivain britannique (Ewan McGregor) est chargé de réécrire la biographie d’un premier ministre anglais à la retraite (Pierce Brosnan). Le précédent nègre – en anglais, « écrivain fantôme » - est mort l’on ne sait trop comment : accident ? suicide ?

Les entretiens du nouveau ghost writer et de l’homme politique se déroulent sur une île au large de New York. Là, dans une vaste villa moderne et inquiétante, l’ex prime minister a installé son staff. Au fil de son enquête biographique, l’écrivain met à jour des contradictions, qui le mèneront au cœur d’intrigues politiques compliquées - jusqu’à la découverte d’une incroyable vérité.

L’on ne trouvera pas ici l’histoire du film en détail. Quel intérêt de vouloir plaquer des mots sur une telle leçon de cinéma, précisément conçue pour être vue ? Il y a longtemps que le grand écran ne nous avait plus proposé une oeuvre d'une telle perfection artistique.

L’intrigue installe en douceur mais sans complaisance la sensation de malaise qui étreint le personnage principal. A peine croit-il maîtriser les événements qu’il bascule dans de nouvelles péripéties. Cette course à l’abîme très polanskienne rappelle celle de la Neuvième porte. Le spectateur, témoin du questionnement du héros, l’accompagne dans cette quête mortifère.

Et pour parvenir à ce résultat, Polanski sait filmer les choses sans importance, les petits riens qui justement donnent du relief au récit. L’hésitation des employés du bateau face à une voiture abandonnée, le vain acharnement du jardinier confronté au vent éparpillant les feuilles, le bref embarras du héros à faire coulisser la poignée de sa valise : autant de détails sans importance et d’une très grande force. Sans importance, car les supprimer ne modifierait en rien l’intrigue. D’une très grande force, car leur présence donne justement son intérêt à la narration. Enlevez-les, et le film devient juste bon, voire banal, venant grossir la masse de ces innombrables séries américaines qui peuplent les heures de grande écoute.

Conservez-les comme l’a voulu Polanski, et le film est irremplaçable, unique. Quel autre cinéaste est encore capable d’illustrer avec un tel soin de l’ordinaire une histoire précisément extraordinaire ?

Ce résultat est obtenu sans pathos, sans affect, de façon très naturelle. Polanski montre à quel point il est capable de filmer des scènes où, virtuellement, il ne se passe pas grand-chose. Que ferait un réalisateur moyen ? Des gros plans, une musique angoissante, des séquences hachées. Un montage d’où le doute et l’embarras seraient absents, où chaque sentiment serait souligné au crayon gras, imposé au spectateur. Une sorte de jeu télévisé où le public serait invité à applaudir, huer ou sangloter selon les pancartes qu’on lui présenterait.

Rien de tel chez Polanski. Son cadrage sans fard présente les choses telles qu’elles sont. Aucune recherche de spectaculaire. Aucune musique tonitruante. Et le résultat parle pour lui : on sait gré au cinéaste de faire confiance à l’intelligence de ses spectateurs.

La technologie tient un rôle particulier dans l’intrigue. Les objets inanimés ont-ils une âme électronique ? L’on ressent, de la part du cinéaste, de l’ambivalence envers une certaine modernité qui nous aide et nous moucharde en même temps. Un numéro de téléphone portable, laissé par le nègre décédé, met involontairement le héros en relation avec un personnage inattendu ; le GPS habité par une volonté propre qui mène le jeune homme vers une curieuse destination ; Google au courant des relations troubles de certains protagonistes avec les milieux industriels et militaires.

A travers cette manifestation technologique, le nègre mort recommence sa propre enquête. Le jeune homme incarne sa volonté défunte. Le ghost writer réalise en quelque sorte l’accomplissement d’un écrivain fantôme. Le titre du film désigne dès lors les deux personnages, le vivant et le mort, soumis aux mêmes tentations et mus par des forces qui les dépassent.

Mais Polanski se moque aussi des clichés technologiques qui usent jusqu’à la corde le cinéma commercial. Un document est protégé par mot de passe ? Le héros tape au hasard quelques touches. Comme on l’a vue et revue, cette scène idiote où un inconnu parvient à découvrir en trois tentatives un password mystérieux, en essayant successivement le nom de la maman, des enfants ou du chien du propriétaire. Très fugitivement, l’on se plaint de voir Polanski tomber dans ce travers.

Pensez-vous ! Non seulement il l’évite mais il se moque encore de nous en faisant retentir une alarme que nous identifions aussitôt comme liée à la tentative d’intrusion, alors qu’il n’en est rien.

Un mot des acteurs. Ewan McGregor fait oublier ses mauvais films pour apparaître aussi remarquable de nuances et de naturel que dans Le rêve de Cassandre, dirigé par Woody Allen. L’on se félicite que Hugh Grant, à l’origine prévu pour le rôle, ait déclaré forfait. Pierce Brosnan incarne à merveille le double de Tony Blair, féru d’exercices physiques, de footing et de tennis, et fidèle toutou des Etats-Unis de George W. Bush. L’actrice dramatique Olivia Williams donne toute sa finesse ambiguë à l’épouse du ministre. Kim Cattrall est impeccable en carriériste de l’ombre. Tous les seconds rôles sont aussi marquants que des personnages côtoyés dans le réel : encore la preuve que Polanski sait comment filmer ces fragments de vie qui font tant la différence.

La situation mise en scène étonne par sa vraisemblance : un premier ministre britannique convoqué devant la Cour Internationale de Justice de La Haye pour avoir autorisé des tortures mortelles. Ainsi, l’outil de lutte contre les pires régimes se retourne contre ceux qui justement l’ont mis en place. Toute la question de la critique démocratique est contenue dans cette hypothèse : qui suis-je, si j’emploie les mêmes méthodes que le monstre que je prétends combattre ?

Mais elle étonne aussi par son invraisemblance. Une « taupe » d'une puissance amie au plus haut niveau de la politique anglaise ? Les méchants américains, coupables d’avoir mis le Moyen-Orient à feu et à sang à cause du lobby militaro-industriel ? Et, juste avant la fin (mémorable séquence où un billet passe de main en main), pourquoi ce geste bravache et inutile du jeune écrivain ? Un individu ordinaire n’aurait vraisemblablement pas pris un tel risque après avoir découvert l’ultime secret de l’histoire.

Peu importe. Là n’est pas le sujet du film. Il reste celui d’une quête, pas d'une question du bien ou du mal qui n’intéresse pas Polanski. Son cinéma est intelligent, bien filmé, parfaitement dirigé. Le cinéaste n’a rien perdu de sa maîtrise, bien au contraire. Il prouve que le 7e Art se passe fort bien d’extra-terrestres à la peau bleue ou aux allures de crevettes, de cataclysmes géants, de pseudo-psychologie fastidieuse, de social, d’érotisme facile, de 3D, d’effets de zoom et de musique tapageuse.

Qui, après Roman Polanski, saura encore servir de cette manière le cinéma ? Se poser la question, c’est déjà comprendre à quel point il est grand.



The Ghost Writer, sorti le 3 mars 2010
Réalisé par Roman Polanski

Avec Ewan McGregor, Pierce Brosnan, Olivia Williams, Kim Cattrall, Timothy Hutton, Tom Wilkinson, etc.
Sur un scénario de Robert Harris et Roman Polanski, d’après l’œuvre de Robert Harris

Directeur de la photographie Pawel Edelman
Monteur Hervé De Luze
Chef décorateur Albrecht Konrad
Costumière Dinah Collin
Compositeur Alexandre Desplat
Directrice du casting Fiona Weir

Voir détails sur http://www.allocine.fr/film/casting_gen_cfilm=132406.html



Pays de flous

A mes amis roumains

Quelle image a donc le Roumain en France ? Disons-le tout net, pas nette. Depuis l’ouverture des frontières, les Tziganes installés ici et régulièrement montrés du doigt sont certes souvent cités comme Roumains, sans davantage de précision.

Je sais combien cela vous énerve. Mais ce n’est pas de cela dont je veux parler ; on aura l’occasion d’y revenir. Car bien au-delà l’actualité des nomades, dans l’esprit populaire, depuis fort longtemps le Roumain est flou.

Reconnaissons-le : nous autres Français sommes mauvais en géographie. Même sur notre propre continent, nous mélangeons tout. Tiens, prenez l’« Europe de l’Est » : zone géographique bordée à l’ouest par les pays germaniques et l’Italie, à l’Est par la Russie. Nébuleuse englobant la Pologne au Nord, les Balkans au Sud, et parsemée dans l’intervalle de pays plus ou moins étendus aux noms plus ou moins prononçables. Grosso modo, des pays slaves, ou tout comme. Leurs habitants sont de robustes travailleurs un rien arriérés, où l’on remarque des peintres de haut rang – peintres en bâtiment, cela va de soi – et de fiers artisans plombiers, véritable menace pour notre noble industrie nationale. Un danger qui agita la consternante campagne pour la constitution européenne, en 2005.

Bref : quelque part dans ce fatras, nous savons que la Roumanie existe, sans connaître très bien où exactement, mais après tout quelle importance ? Car votre géographie, nous l’ignorons. Votre histoire nous indiffère. Vos coutumes ne nous intéressent pas. Nous avons beau nous souvenir des leçons de Tonton Clémenceau et cultiver un sentiment plutôt bienveillant à votre égard, la réalité est là : vous êtes flous. Bien sûr nous nous souvenons de Ceauşescu et du procès truqué ; de la manipulation de Timişoara. Ceux ayant des lettres ont lu Cioran et Ionesco (mais ils écrivaient en français), Mircea Eliade peut-être, Panaït Istrati vraisemblablement pas. Eminescu ? Un inconnu. Et si le cinéma roumain fait de timides percées sur notre scène nationale, cela ne suffit pas à nous faire connaître votre pays. Son image approximative reste enracinée dans de tenaces poncifs de la culture populaire.

Connaissez-vous Le père Noël est une ordure ? C’est un film comique de chez nous, oh pas tout jeune, mais toujours revu avec plaisir, un grand succès d’un genre mineur que nous appelons comique de boulevard. Il passe à la télévision française chaque année, autour du 25 décembre. C’est très drôle, cruel, et d’un parfait mauvais goût. Dans ce film, en un mot, tous les personnages sont, à des niveaux divers, d’horribles bonshommes, égoïstes, cyniques, bien-pensants ; ils sont bêtes et méchants.

Et l’un de ces personnages, Monsieur Preskovic, est un immigré. Des Balkans, des Carpates, peu importe ; le film est une vaste blague et ne recherche aucune réalité géopolitique. Mais il dépeint très bien le sentiment du Français moyen à l’encontre des ressortissants « d’Europe de l’Est ». Preskovic est bien gentil, mais il est aussi bien collant. En un mot, il embête tout le monde avec ses plats nationaux qu’il est si content de faire partager en cette veille de Noël. Et évidemment, ses mets sont immangeables – il faut voir la tête des Français en goûtant bien malgré eux les fameux doubitchous « roulés sous les aisselles ».


Eh bien, sachez-le, dans la tête d’un Français, vous éveillerez le souvenir de Preskovic, avec ses costumes étriqués, ses manières chattemites, sa chapka qu’il triture d’un air emprunté, sa bonne volonté envahissante, ses cadeaux dont personne ne veut. Le personnage n’est pas Roumain ? C’est vrai, mais n’oubliez surtout pas que pour nous vous êtes flous, et nous vous confondons avec tous vos voisins, et même les voisins de vos voisins. C’est vexant ? Je sais. Mais c’est ainsi.

Un conseil d’ami : procurez-vous Le père Noël est une ordure. Regardez la façon dont les acteurs se moquent d’eux-mêmes – oui, les Français cultivent l’autodérision – et comment ils représentent l’homme de l’Est. Et pensez à lui quand vous parlez avec nous. Vous comprendrez mieux la force innocente de certains préjugés français. Et, j’en suis sûr, pour cela vous me remercierez.


Mélancolie française : le paradoxe d'Éric Zemmour

Mélancolie française, le dernier livre d’Éric Zemmour, arrive en rayons nimbé d’un épais nuage de soufre. Son contenu serait « explosif ». Diverses « petites phrases » de son auteur, jugées scandaleuses, ont alimenté la rumeur autour de ce lancement.

Je ne parlerai pas de ces dernières pour me référer uniquement au contenu de l’essai. Aurai-je enfin la clef de cet étrange mystère : une pensée fausse engendrant des conclusions si exactes ? Car là se trouve un paradoxe. Je regarde parfois Éric Zemmour à la télévision. Et sans que ses analyses politiques ne me séduisent, il m’arrive souvent de partager les conséquences qu’il en tire. C’est donc avec un certain effarement que je prends souvent acte de la pertinence de ses démonstrations, alors que les prémisses de celles-ci me paraissent tout aussi souvent contestables.

Mélancolie française est un essai dense. Le résumé ci-dessous tente d’en restituer l’architecture logique, en laissant de côté les innombrables développements qui en font aussi sa richesse.

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Chapitre premier : Rome. Depuis l’époque pacifique de la Gaule romaine, la France poursuit l’idée de réunir l’Europe autour d’elle. Les Capétiens, confrontés au protestantisme, inventent le pluralisme : désormais, le sens du sacré s’incline devant celui de l’État. A l’époque de Louis XIV, l’unité européenne sous tutelle française est presque complète.

Chapitre 2 : Carthage. Au même moment, l’Angleterre s’assure la domination sur les mers, au prix de plusieurs guerres avec la France. Celle-ci doit renoncer à son rêve de nouvel empire romain en abandonnant le nord de l’Italie. Son retard sur l’Angleterre est à la fois économique et politique. Seule la Révolution redonne à la France de nouvelles frontières à la mesure de son essor démographique.

Chapitre 3 : l’empereur. Napoléon poursuit le rêve des « nouveaux Romains » de la Révolution. Sa lutte avec les Anglais confronte deux conceptions du monde : libre-échange contre protectionnisme, mer contre terre. En 1815, l’Angleterre victorieuse obtient une France trop affaiblie pour être une menace, mais suffisamment forte pour contenir la Prusse.

Chapitre 4 : le chancelier. Au XIXe siècle, la France étend ses limites en Europe et outre-mer. Mais sa natalité est supplantée par celle de la Prusse dès 1812. L’Allemagne devient l’acteur de l’unification du continent. Après la défaite de 1870, la France prend son vainqueur comme modèle. L’alliance franco-russe se double ainsi d’un rapprochement avec l’Allemagne à la fin du siècle, contrecarré par l’Angleterre qui s’allie à la France au début du XXe.

Chapitre 5 : le Maréchal. Pétain a raison d’attendre les Américains en 1917 et tort de faire le même choix en 1940. Le pétainisme est un pacifisme. Après guerre, De Gaulle s’évertue à redonner un rôle de premier plan à la France, fût-ce au prix de la perte des dernières colonies. L’indépendance de l’Algérie, « Amérique de la France » signe le déclin du pays, aggravé sur le plan culturel par les États-unis et leur force financière.

Chapitre 6 : le Général. La gauche est historiquement divisée entre Révolution et pacifisme. Ce dernier courant nourrit la collaboration, restauration d’un empire romain contre les nouvelles Carthages « ploutocrates ». Le président de Gaulle entrevoit une alliance possible avec les Russes, brièvement réalisée en 2003 par Chirac contre l’intervention américaine en Irak. Rentrée dans le rang des défenseurs des droits de l’homme, la France fait aujourd’hui le choix impérial des États-unis.

Chapitre 7 : le commissaire. L’idée d’Europe unie n’est discutée par personne, même si la France s’y perd. La paix avec l’Allemagne résulte en premier lieu d’un épuisement des belligérants. L’Europe des Six était la France idéale, reproduisant les frontières de la Gaule romaine. L’agrandissement vers l’Est signifie l’affaiblissement de son influence. Pour balancer cette nouvelle union continentale, Sarkozy lance l’Union pour la Méditerranée. L’entente avec l’Allemagne n’est plus qu’un souvenir, au sein d’un Occident ayant perdu son rang en 2008.

Chapitre 8 : le Belge. Comme l’Empire romain, l’Europe est morcelée d’ethnies revendiquant – et obtenant – leur droit à la différence. Ainsi l’emblématique Belgique, « RDA de la France ». Une réunification avec les provinces belges francophones n’est pas impossible, si la France a les moyens de l’imposer à ses partenaires.

Chapitre 9 : la chute de Rome. Malgré l’analyse courante des chiffres officiels, la natalité française doit beaucoup à celle de ses populations d’immigration récente. Or, une intégration réussie passait jusqu’à une époque récente par les efforts demandés aux nouveaux venus, sur le modèle romain. L’empire romain est précisément tombé avec l’échec d’assimilation de ses derniers barbares. Et de nos jours, les règles de vie de l’Islam vont à l’encontre du modèle français. La France ayant renoncé à l’assimilation, le rêve d’une paix en Europe s’éloigne.

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Ce résumé très sec de Mélancolie française ne rend pas compte du foisonnement offert à chaque page du livre. Comme on l’aura compris, ce n’est pas un ouvrage d’histoire, mais le récit, étayé par des faits historiques, d’un pays voué au même déclin que le modèle dont il s’inspirait.

Ce pays programmé depuis mille ans pour donner la « paix romaine » à l’Europe devait rentrer dans le rang. (p. 35)

Pour Éric Zemmour, les pays ont une âme. On est frappé de relever, sous sa plume, les constantes entre la France du Mérovingien Clovis ou du Capétien Philippe Auguste, de Louis XV, des révolutionnaires, de Napoléon, Louis-Philippe, de la Restauration et du Second Empire, de la IIIe République, de Pétain, de Gaulle et des présidents jusqu’à Sarkozy – oui, toutes ces Frances-là sont intimement travaillées par le même grand dessein, toujours contrarié, celui de mener une union européenne sous leur tutelle ; et toutes ont tenté, à leur façon, de réaliser cette destinée ; et toutes sont frustrées de leur échec venant grossir ceux de leurs devancières. Autant dire que ces différentes Frances, observables au niveau des phénomènes historiques, sont un seul pays au sens platonicien : la France éternelle, évidemment idéale.

Il en est de même pour les autres grandes puissances. L’Allemagne s’incarne aussi bien dans la Prusse de 1815 que dans l’Empire de Bismarck, la République de Weimar, le IIIe Reich, l’ensemble RFA-RDA et enfin le pays réunifié. Le modèle français nourrit sa pulsion de domination continentale. L’idée sacrilège que ce même appétit intime s’impose à la nation hitlérienne ou sous la présidence d’Angela Merkel n’est pas un obstacle pour Éric Zemmour : son approche de la « montagne de neige » russe procède de la même logique. La Russie reste la Russie, qu’elle soit dirigée par Pierre le Grand ou sous l’emprise totalitaire des Soviets.

Ainsi, la « nation » - les guillemets s’imposent - primerait l’idéologie. A ceux que cela heurte, l’on rappellera que le Général de Gaulle ne professait pas autre chose.

Le rapprochement n’est pas fortuit. Zemmour inscrit nettement son analyse dans une perspective gaullienne. De Gaulle n’a-t-il revendiqué, en 1945, cette fameuse rive gauche du Rhin si chère à la France rêvée ? Un gaulliste aussi fidèle qu’Olivier Guichard a livré, dans son ouvrage Mon général (Grasset, 1980), cette nouvelle incroyable : de Gaulle reprenait à son compte la vieille obsession de l’Action Française, celle d’un retour aux Traités de Westphalie.

Pourquoi les Traités de Westphalie, cette victoire diplomatique de Mazarin en 1648 ? Notamment parce qu’ils affaiblissaient considérablement la puissance allemande, balkanisée en plusieurs centaines d’états minuscules. On comprend que l’idée ait séduit de Gaulle, incapable au lendemain de la guerre de comprendre la nouvelle donne géopolitique posée par le stalinisme. L’idée fixe secrète de la France d’Éric Zemmour n’est donc sans doute, par l’intermédiaire du Général, que le fantasme de Maurras et Bainville.

Car l’esprit de Charles de Gaulle plane sur Mélancolie française. Avec un bonheur variable. L’Europe de l’Atlantique à l’Oural n’était certainement pas une vision de l’après-mort du communisme, perspective sacrilège dans les années 1960. Ce projet devait constituer le pendant du retrait français de l’Otan, en 1966. Repousser les Américains devait nous ouvrir aux Russes. Idée héritée de l’Europe du XIXe – celle des nations – et inconcevable en pleine guerre froide : comment imaginer une seule seconde unifier l’Europe démocratique avec les dictatures communistes ? Avec quelles instances, quelle vision politique, quelles unions commerciales ? Le résultat de l’opération fut que le camp démocratique sortit affaibli alors que les Soviétiques se frottèrent les mains – sans, naturellement, octroyer ne serait-ce qu’un début de la contrepartie espérée.
Le parallèle avec la décision française de refuser l’engagement en Irak en 2003 est juste, mais mais pas pour les raisons avancées par Zemmour. Comme en 1966, la faille dans le front démocratique conforta la tyrannie, en Irak et ailleurs ; le soutien douteux et circonstanciel de Vladimir Poutine ne déboucha sur aucune espèce d’alliance entre Paris, Berlin et Moscou.

Zemmour suit le Général dans sa défiance envers les Américains, « médiocres guerriers mais riches en dollars » (p. 124). Leur art s’impose par « l’alliage rare de talents exceptionnels et de puissance commerciale et financière » (p. 133). On aimerait rappeler que « la puissance commerciale et financière » n’est pas un produit naturel extrait du sol américain, que les « talents rares » peuvent s’exprimer outre-Atlantique quand nos propres artistes supportent, encore, dans les années 1960, la censure d’état. Quand les Américains sortent 2001, Odyssée de l’espace, les Français se pressent pour voir Le gendarme se marie.

Éric Zemmour, enfin, estime que de Gaulle « écrivait comme Chateaubriand ». Est-ce que Chateaubriand aurait osé écrire : « J’ai entamé le processus régulier nécessaire… » ? Ou encore : « la dégradation de l’Etat entraîne infailliblement l’éloignement des peuples associés. » Sait-on quelque chose de plus laid que cet « infailliblement l’éloignement » ? Ou encore le début des Mémoires : « Petit Lillois de Paris, rien ne me frappait davantage que le symbole de nos gloires : nuit descendant sur Notre-Dame, majesté du soir à Versailles, Arc de triomphe dans le soleil, drapeaux conquis frissonnant à la voûte des Invalides ». Ces quelques exemples sont tirés du Style du Général, de Jean-François Revel. Fermons cette parenthèse dont le seul mérite est, peut-être, d’insister sur l’admiration que l’écrivain porte sur l’homme d’État – sincère et, sans doute, trop encline à l’indulgence.

L’Europe des Six correspond exactement à la France rêvée par mille ans de rois et d’Empereurs (p. 173).

Si ce rêve était celui des régents – ce que je ne pense pas, mais je laisse ce point de côté – était-ce réellement celui des Français ? Cette mélancolie française trouverait son origine, selon Zemmour, à la fois dans le souvenir d’une Rome apaisée et pourtant détruite, et dans l’illusion d’un rôle majeur toujours à portée de la France mais jamais endossé. Or, la culture de masse ne s’irrigue pas aux sources de tous les faits historiques, aussi prestigieux soient-ils.

La charge émotive de ces événements diffère, naturellement, selon l’âge et l’expérience des interlocuteurs. Qui se déclare aujourd’hui indifférent à l’engagement en Afghanistan, qui osait proclamer sa neutralité face aux opérations militaires au Kosovo ? Pas grand monde. Au rebours, par exemple, des accords de Munich, entrés dans l’histoire – c’est-à-dire dans les livres d’histoire.

On comprend à le lire qu’Éric Zemmour, lui, est toujours concerné par ces événements maintes fois séculaires. Pour lui, cette distinction ne joue pas. Sa vision des traités de Westphalie, événement « muet » pour la majorité d’entre nous, reste passionnelle – actuelle. Non qu’il faille nier les conséquences de ce traité sur le monde d’aujourd’hui, là n’est pas la question. Ces conséquences existent sans le moindre doute, sinon enseigner l’histoire n’aurait aucun sens. Mais qu’il faille se sentir concerné par la teneur de ces traités, au point de se féliciter ou de s’en plaindre en tant que Français, là est précisément l’originalité d’Éric Zemmour. Il en parle comme d’autres parleraient du refus de participer à l’invasion de l’Irak. Sous sa plume, les Français ont voté non à l’Europe en 2005 pour punir Giscard d’avoir brisé un tabou : celui d’avoir révélé, dès le début de son septennat en 1974, que la France n’était plus une grande puissance. Il tombe dans le travers de son érudition, s’imaginant partager avec tout un chacun sa culture historique et sa mémoire politique.

L’auteur de Mélancolie française aime la France, mais toute la France, avec ses réussites et ses échecs, par-delà les régimes politiques et les âges. La Révolution est un bloc, disait Clémenceau. Pour Zemmour, la France est un bloc.

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Curieusement, en parlant de nostalgie, l’auteur rejoint d’autres formes de pensée courantes à l’étranger. L’idée d’une Grande France ? Sur des critères historiques ou mythiques, d’autres nations cultivent encore l’illusion d’une Grande Serbie, d’une Grande Croatie, d’une Grande Roumanie. Cette liste (évidemment non exhaustive) nous rappelle combien ce qui nous semble saugrenu ne l’est pas forcément pour des pays d’où toute réflexion politique a été bannie pendant des décennies.

Le souvenir mythique d’un âge d’or travaille aussi l’Islam. Califat de Cordoue, terre des Omeyyades, ce pays de cocagne où toutes les confessions vivaient en paix, cités d’art et de science : image encore vivace de mille et une nuits dans les jardins d’Espagne. Les premiers âges du Jihad menèrent les troupes musulmanes à Poitiers. Plus de mille ans plus tard, on les retrouve encore à l’Est, assiégeant Vienne. Cette Europe tellement convoitée et jamais conquise, porteuse de la promesse d’un nouvel al-Andalus où couleraient le lait et le miel, n’est-elle pas aussi la projection d’une mélancolie de l’Islam ?

Ouvrons le Précis de décomposition. « Toute nostalgie est un dépassement du présent. Même sous la forme du regret, elle prend un caractère dynamique: on veut forcer le passé, agir rétroactivement, protester contre l’irréversible. La vie n’a de contenu que dans la violation du temps. L’obsession de l’ailleurs, c’est l’impossibilité de l’instant ; et cette impossibilité est la nostalgie même.
Que les Français se soient refusés à éprouver et surtout à cultiver l’imperfection de l’infini, n’est pas sans avoir un accent révélateur. Sous forme collective, ce mal n’existe pas en France : le cafard n’a pas de qualité métaphysique et l’ennui est singulièrement dirigé. Les Français repoussent toute complaisance avec le possible ; leur langue même élimine toute complicité avec ses dangers. Y a-t-il un autre peuple qui se trouve plus à son aise dans le monde, pour qui le chez soi ait plus de sens et plus de poids, pour qui l’immanence offre plus d’attraits ? »

Cioran, tout comme Zemmour, nous parle à la fois de nostalgie et de la France. Mais pour les opposer. La nostalgie, cette « culture de l’imperfection de l’infini », n’existe pas chez nous sous forme collective : c’est bien pourquoi la forme individuelle cultivée par l’auteur de Mélancolie française la rend si rare, et si incongrue. Les références à nos grandeurs et erreurs passées s’arrêtent, en général, à la Révolution, ou tout du moins à sa version kitsch et simpliste. Plus loin dans le temps, on ne voit plus guère que le mythe de Jeanne d’Arc, symbole récupéré par maints courants populistes – celui de Jean-Marie Le Pen n’étant pas le premier – et de la sorte auréolé d’une douteuse radioactivité.

Mais le discours d’Éric Zemmour ne cherche pas à glorifier un âge d’or révolu. Son propos vise un certain renoncement : nier ce passé inaccompli, n’est-ce pas aussi oublier ce qui fait notre exception ? Et l’oubli ne précède-t-il pas l’abandon des fruits de cette histoire ?

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Dans son rapport à la nation, la France est unique. Les étrangers, souvent, attirent notre attention sur ce fait. Le Polonais Witold Gombrowicz, fuyant le nationalisme imbécile, s’émerveillait : « Un Français qui ne prend rien en considération en dehors de la France est-il plus français ? Ou moins français ? En fait, être français, c’est justement prendre en considération autre chose que la France. » (Journal 1957-1960, Denoël, 1976, p. 25)

Emmanuel Levinas, naturalisé français dans sa 24e année, partageait cette fascination : « la France est un pays où l’attachement aux formes culturelles semble équivaloir à l’attachement à la terre ».

Et Alain Finkielkraut, dans sa Défaite de la pensée (Gallimard, 1987), commente : « … Lévinas lui-même est devenu français par amour pour Molière, pour Descartes, pour Pascal, pour Malebranche – pour des œuvres qui ne témoignent d’aucun pittoresque, mais qui, prenant en considération autre chose que la France, sont des contributions originales à la littérature universelle ou à la philosophie ». Et Finkielkraut ajoute aussitôt : « Cet idéal est aujourd’hui en voie de disparition ».

Le soupçon de passer pour d’horribles chauvins nous intime de taire cette qualité typiquement française. Le refus du volksgeit allemand, l’ouverture vers l’universel, sont pourtant des héritages de ce siècle des Lumières que nous aimons tant.

Éric Zemmour, cependant, ne trouve pas auprès des philosophes du XVIIIe la source de cette originalité. Il faut pour cela remonter à la cause première, la rechercher dans la situation géographique de notre pays. L’incipit de Mélancolie française : « La France n’est pas en Europe ; elle est l’Europe. La France réunit tous les caractères physiques, géologiques, botaniques, climatiques de l’Europe. »

Cette unicité de la petite Europe, seul pays européen à la fois maritime et continental, devait assurer un destin impérial à notre pays. Le fondement même de la réflexion d’Éric Zemmour s’amorce ici, dans cette unicité qui fait que la France est France par sa situation ; et par suite par sa façon de réunir les hommes de cultures différentes : « Le Roussillon est espagnol, la Provence est un amas composite de cités grecques et de municipes romains ; la Lorraine est une miniature de l’Empire germanique, où Français et Allemands sont intimement mêlés. Toulouse est une Rome à moitié réussie […] ».

Quelque chose d’exceptionnel, dès lors, lui était dû : là se trouve la source de l’essai. Or, si la France est unique, elle n’est pas la seule à être unique. L’on aura du mal à persuader un Américain que son pays-continent bordé par les deux plus grands océans ne soit pas, lui non plus, unique et voué à un destin hors du commun. L’on pourrait poursuivre l’exercice avec maintes autres puissances passées ou présentes : Mexique, Iran, Japon, et tant d’autres encore. Faut-il voir dans la promesse de ces nations la justification de nouvelles conquêtes, d’un monde où « l’on se sentirait si bien » ?

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Avant lecture de Mélancolie française, j’entendais dire que le livre est un précis d’histoire, donc relativement objectif, couronné, dans sa dernière partie, de réflexions scandaleuses et fort mal venues. Or, c’est exactement l’inverse. La partie « historique » (chapitres 1 à 8) n’est certainement pas l’œuvre d’un historien. Il faut au contraire y trouver l’ouvrage d’un croyant. Zemmour croit que la France est « programmée » pour unir l’Europe autour d’elle. Il explique pourquoi il y croit, sans offrir le moindre argument qui permettrait d’étayer cette « programmation ». Que l’on embrasse ou non cette foi est l’affaire de chacun, mais cette adhésion ne saurait se faire en vertu de principes rationnels, ici absents.

Le dernier chapitre, si « scandaleux », secoue les « chiffres de l’immigration ». La part des étrangers est la même depuis les années 1930 ? « Chiffre d’une rare mauvaise foi pourtant, écrit Zemmour. Imaginons que surviennent cent millions d’Africains (ou de Chinois ou de Brésiliens) dans notre beau pays ; on donne aussitôt une carte d’identité à chacun ; la part d’étrangers dans la population française n’aura pas bougé d’un millième de point ».

D’un point de vue mathématique, l’argument est faux : ajouter des Français à une population mêlée de Français et d’étrangers diminuerait la part d’étrangers dans le total, ce qui apporterait plutôt de l’eau au moulin d’Éric Zemmour. C’est le nombre qui resterait invariant, et non la part. Qu’importe : je ne sache pas que l’on donne si facilement la nationalité française aux immigrants. Si oui, il faudrait en savoir davantage. En l’absence de données chiffrées, comment l’homme de la rue pourrait estimer la qualité de l’argument ?

Les mêmes doutes se posent au sujet de la fécondité. Le chiffre avancé par Éric Zemmour est de « 1,7 enfant par Française d’origine européenne ».

« Personne ne notait (on ne voulait noter) que ce dernier chiffre franco-français n’était pas si éloigné des chiffres désastreux de nos voisins européens (1,75 en Suède, 1,74 en Grande-Bretagne, 1,37 en Allemagne, 1,33 en Italie, 1,32 en Espagne). »

Pourtant, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, la Suède même, ne sont-elles pas elles aussi des terres d’immigration ? Comment dans ce contexte expliquer que leurs chiffres soient si bas alors que le nôtre « toutes origines confondues » soit si élevé ? Cette question n’est pas soulevée.

Comme pour la partie « historique » de son essai, Zemmour échafaude son raisonnement sur des actes de foi. Ses chiffres n’échappent pas au soupçon de l’arbitraire. Je ne prétends pas qu’ils soient faux : je dis que le lecteur un peu curieux n’est pas en mesure de les accepter sans davantage de preuve.

Aussi l’auteur est-il plus recevable quand il renonce aux statistiques. Il touche juste quand il pointe la vogue des prénoms musulmans « jusqu’à un ministre de la république, Rachida Dati, incarnation pourtant flamboyante de l’assimilation à la française, qui prénomma sa fille Zohra ». Et dire qu’il existait en langue française le parfait équivalent de ce prénom, l’exquise et rare Fleur...

L’affaire du prénom est un symptôme. Est-ce un gage d’intégration réussie que de lier un nouveau-né à une culture étrangère à son pays ? Il n’est pas scandaleux de poser la question. Je ne crois pas que notre pays aurait beaucoup gagné si les parents de notre si populaire Coluche l’avaient baptisé Michele. Et Rajmund Kopaszewski aurait-il été meilleur joueur que Raymond Kopa ?

Des territoires entiers sont-ils sous la coupe de pouvoirs locaux ? L’actualité peut nous le faire penser. La question est de savoir si l’on doit tirer des enseignements plus généraux de faits divers ou bien si ceux-ci restent isolés. Zemmour choisit la première hypothèse, et rattache cette émergence d’états dans l’état à l’histoire : Imperium in Imperio, disaient les Romains. La chute de la civilisation, accusée d’inhumanité en voulant appliquer la loi ; dès lors incapable de s’imposer. Le choix du renoncement, confortablement abrité par les droits de l’homme, précipiterait en sous-main notre faillite collective.

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Mélancolie française permet de mieux cerner la pensée si vive d’un journaliste devenu chroniqueur vedette. L’impressionnante densité d’informations historiques est servie par un style fluide et alerte. On est d’autant plus surpris de trouver, chez ce défenseur de la langue, une locution aussi laide que « au final » (p. 10) ou encore l’adjectif « hypercompétitive » (p. 182) ; une phrase comme « le nouveau Constantin n’était autre que le petit-fils du dernier maire du palais des héritiers de Clovis », page 16, aurait mérité meilleur sort. Quelques oublis de guillemets (pp. 54, 105).

Cessons là la revue de détail pour revenir à l’essentiel. L’essai confirme point par point l’impression laissée par Zemmour à la télévision : l’enchaînement logique des prémisses est faux ; sa conclusion suscite un vif intérêt par sa pertinence. Inutile d’être habité par une foi française puisant sa force dans la géographie et l’histoire pour s’inquiéter de la façon dont notre vivre ensemble s’accommodera – ou pas – des bouleversements du XXIe siècle. Et en cela, il est important de lire Éric Zemmour, tout paradoxal qu’il soit.


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Éric Zemmour : le blog de ceux qui l'aiment

jeudi 10 février 2011

Bucarest

PhotoUne ville à trous. Pas seulement dans les trottoirs, au beau milieu des rues ou dans les façades ; je parle de trous métaphoriques. Imaginez une morne banlieue aux murs recouverts de crasse, d’immenses boulevards bordés d’édifices laids. Là, des personnes sans passion se meuvent le long des murs, une vieille à la tête voilée fait la manche, des gamins malpropres se poursuivent en hurlant des cris tziganes. Quelques chiens faméliques et craintifs glissent leur nez au sein de poubelles éventrées. L’odeur sure des déchets n’oblige même pas les passants à un détour. Ici, c’est ainsi. Misère et fatalisme.

Un éclat : l’œil accroche le fronton d’une église. On ne la voit que depuis un certain angle. Un peu plus loin sur le trottoir, et seule l’immense et envahissante grisaille vient frapper le regard. Mais de là, en tournant les yeux, voici une merveille d’église orthodoxe. Elle est toute menue, écrasée entre deux géants de béton. Mais elle irradie sa beauté. Les églises orthodoxes ne sont jamais très grandes, ce qui ne fait qu’augmenter leur charme. Leurs murs sont bâtis de façon rugueuse mais régulière, comme l’écorce des conifères. Et au-dessus de leurs coupoles jumelles, des croix évidées servent de signal aux fidèles.

En dix ans j’ai vu la ville changer. Autrefois, des carrioles, des bêtes de trait disputaient le bitume aux Moskvitch brinquebalantes, le centre ville paraissait éventré par un bombardement et des dizaines de chiens suivaient le moindre de mes déplacements à travers le quartier de Lipscani. Aujourd’hui, fini les chevaux, et même les chiens se font rares, exterminés par une politique de salubrité de l’ancien maire. Des casinos sont apparus à chaque coin de rue, éclairant leur devanture d’une lumière joyeuse et factice. Mais la capitale roumaine est toujours un chantier, parsemé d’innombrables crevasses, de tas de pierres et d’excavations sauvages. La question : est-ce une ville laide en lente reconstruction, ou une ancienne cité agréable ensevelie sous une sauvage modernité, héritière des massacres communistes ? La ville est entre deux états. Vers lequel penche-t-elle ?

Une rue poussiéreuse. L’on ne distingue pas le trottoir de la chaussée : la bordure entre les deux est inexistante, ou plutôt a été détruite par le temps et la négligence. L’on progresse avec soin, s’enfonçant entre véhicules garés à même le mur et menus obstacles de moindre importance. Sans prémisses, un palais Belle-Époque surgit derrière un mur gris, entouré d’un parc élégant et d’un foisonnement de verdure. Les Roumains disent avec une pointe d’emphase : perioada interbelica. L’entre-deux guerres, époque aujourd’hui mythique où le pays réunifié avait sa voix au concert des nations, sans tutelle étrangère, s’efforçait de croître et de se construire un avenir souverain. Les efforts de la dictature n’ont pas tué la mémoire de cet âge trop court, mort sous la poussée des idéologies rouges-brunes.

En 2001 j’ai été invité par Radio România Internaţional au Festival Enescu. Les Roumains entretiennent d’étranges rapports avec leur plus grand compositeur. C’est l’homme de deux œuvres : les Rhapsodies. Le reste n’est ni connu, ni apprécié du grand public. Mais l’image d’Enesco est partout, orne des calicots déployés au-dessus des rues, d’immenses façades administratives, se déploie en banderoles gigantesques au long de l’Athénée. Je dis bien : l’image d’Enesco, au singulier. Car il ne s’agit que d’une seule image, toujours la même, reproduite chaque année à l’infini sur tous les supports : le maître de face, absorbé, la tête doucement inclinée et soutenue par la main droite aux doigts entrouverts. Pas d’illusion : aucune ferveur mélomane n’est à l’origine de ce culte. Enesco est un prétexte, un bouc émissaire. Faire connaître la Roumanie, inviter interprètes prestigieux et riches visiteurs, en un mot : flatter la population en lui faisant imaginer, l’espace de quelques concerts, qu’elle occupe le centre de l’attention internationale, voici la seule justification du Festival.

Musicalement, celui-ci est plutôt réussi. L’opéra Œdipe, rituellement donné à chaque édition, fut honoré avec une rare ferveur. A l’issue des ultimes mesures, le chef Christian Mandeal invita avec un parfait à-propos les musiciens de la philharmonie sur scène. Chacun, muni de son instrument, fut applaudi à l’égal des solistes vocaux. Je me souviens aussi, dans l’immense salle du Palais, bourrée à craquer malgré ses 6000 places assises, du récital de la Philharmonie de Vienne dirigée par Seiji Ozawa. Les symphonies de Mozart et Brahms furent accueillies dans un silence très relatif, les Roumains aimant bien discuter à voix basse en plein concert et même passer des coups de fil en chuchotant. Car la foule était là pour autre chose : la première rhapsodie d’Enesco. Fini les discussions susurrées : l’œuvre débuta dans un silence total. Pendant le dialogue des vents, je regardais mes voisins. Il y avait des cadres en costume cravate, mais aussi – les organisateurs ayant décidé de laisser ouvertes les portes du palais une fois installés les spectateurs munis d’un billet – des retraités, des adolescents en tee-shirt troués, des ouvriers droit sortis de leurs chantiers. Tous fixaient avec une attention intense l’orchestre viennois jouant leur musique emblématique. J’avais rarement vu une telle application dans l’écoute. Pas un ne bougeait ; le seul son provenait de l’estrade flanquée des deux sempiternelles images d’Enesco. La philharmonie s’employait à lisser la rhapsodie comme s’il se fût agit d’une valse viennoise, violons lustrés, cuivres polis. Ozawa faisait reluire son orchestre comme une somptueuse boîte à musique aux éclats moirés, policée mais sans la moindre fièvre pourtant si vitale à cette musique. Cette approche clinique n’effraya pas le public, qui à l’issue du dernier accord en tutti, ovationna farouchement les musiciens comme rarement ils l’avaient dû l’être, avec des vagues de rauque sauvagerie sans rapport aucun avec les traditionnelles demandes de bis - « une autre, une autre ! » - qui chez nous achèvent invariablement tous les récitals, même les plus médiocres.

Rien pour notre nation n’est comparable à la ferveur populaire des Roumains envers leur rhapsodie. Une musique que tout le monde connaît, sans considération de classe sociale ou d’âge. Mais alors, n’est-ce pas aussi le cas en France avec certains airs de Carmen ou encore le Boléro ? Non. Dans Carmen, Bizet imite l’Espagne. Ses airs ont beau être populaires, ils ne symbolisent pas la France. Ne parlons pas du Boléro, puisant selon les propres mots de Ravel son style plaintif et monotone dans les mélodies arabo-espagnoles. Berlioz, Gounod, Saint-Saëns et bien d’autres ont beau avoir écrit des musiques éloquentes et célèbres, aucune d’entre elles ne représente spontanément l’esprit français pour l’homme de la rue. Mais ce tour de force, Enesco l’a réalisé, pour sa propre nation.

J’avais mes habitudes à Bucarest. A deux pas de l’Université, j’allais dans une minuscule échoppe, tout en longueur. Mes explorations m’avaient appris qu’au fond, le long du mur de droite, s’entassaient des ouvrages musicaux et partitions, par dizaines, que l’on pouvait patiemment examiner et déchiffrer sous le regard bienveillant des employés. Les jours fastes j’ai pu acquérir pour quelques malheureux lei des biographies introuvables, quelques conducteurs (partitions d’orchestres) rarissimes et autres vestiges de la République Populaire sortis d’on ne sait quelle liquidation aveugle. Mais c’est fini. Cet été, à la place du bouquiniste, étincelait une boutique de jouets en plastique, avec dans sa devanture l’effigie criarde des derniers héros de Walt Disney.

J’avais déjà vécu pareilles déceptions. En 2003 ou 4, je m’aperçus que le Boema avait été remplacé par l’une de ces boutiques modernes sans âme où l’on va pour boire un café américain ou consommer des sushis, je ne sais plus trop. Non que j’étais un assidu du Boema, restaurant à l’ancienne mode, avec ses assiettes peintes et têtes de gibier défraîchies aux murs, et par-dessus-le marché aux qualités culinaires très discutables ; mais le lieu était porteur d’une véritable histoire, témoignage de cette légendaire perioada interbelica. Il y a plus : cet endroit (si l'on en croit l'écrivain Mircea Cărtărescu) était fréquenté par les services secrets communistes pour y fabriquer ces fameuses blagues que les Roumains aimaient à s’échanger pendant les années noires. Eh oui, les histoires de Bula sont aussi des filles de la Securitate…

Plus loin, dans Lipscani, centre ville historique que l’on parcourait autrefois comme un terrain vague en friche, l’on trouvait les meilleures placintas de la capitale, tourtes feuilletées aux bords rendus croustillants par une cuisson au caquelon. Le minuscule salon de thé était recouvert par une fresque de Mickey. Non, pas le personnage falot et insipide que nous connaissons aujourd’hui, mais le sympathique Mickey des origines aux grands yeux, mâtiné de Mortimer et pas encore perverti par la mièvrerie ; je me plaisais alors à imaginer les jeunes Bucarestois des années 30 se presser au comptoir exigu commander des citronnades et des parts de placinta, alors que la ville aux longues voitures brillantes s’animait au son des fox-trots et tangos de Jean Moscopol. C’est perdu. Aujourd’hui, une couche de peinture satinée a rénové le salon de thé. La dernière fois, j’ai demandé à la serveuse pourquoi la peinture de Mickey avait disparu. Elle a simplement haussé les épaules : « c’est plus moderne ainsi ».