vendredi 11 février 2011

Pays de flous

A mes amis roumains

Quelle image a donc le Roumain en France ? Disons-le tout net, pas nette. Depuis l’ouverture des frontières, les Tziganes installés ici et régulièrement montrés du doigt sont certes souvent cités comme Roumains, sans davantage de précision.

Je sais combien cela vous énerve. Mais ce n’est pas de cela dont je veux parler ; on aura l’occasion d’y revenir. Car bien au-delà l’actualité des nomades, dans l’esprit populaire, depuis fort longtemps le Roumain est flou.

Reconnaissons-le : nous autres Français sommes mauvais en géographie. Même sur notre propre continent, nous mélangeons tout. Tiens, prenez l’« Europe de l’Est » : zone géographique bordée à l’ouest par les pays germaniques et l’Italie, à l’Est par la Russie. Nébuleuse englobant la Pologne au Nord, les Balkans au Sud, et parsemée dans l’intervalle de pays plus ou moins étendus aux noms plus ou moins prononçables. Grosso modo, des pays slaves, ou tout comme. Leurs habitants sont de robustes travailleurs un rien arriérés, où l’on remarque des peintres de haut rang – peintres en bâtiment, cela va de soi – et de fiers artisans plombiers, véritable menace pour notre noble industrie nationale. Un danger qui agita la consternante campagne pour la constitution européenne, en 2005.

Bref : quelque part dans ce fatras, nous savons que la Roumanie existe, sans connaître très bien où exactement, mais après tout quelle importance ? Car votre géographie, nous l’ignorons. Votre histoire nous indiffère. Vos coutumes ne nous intéressent pas. Nous avons beau nous souvenir des leçons de Tonton Clémenceau et cultiver un sentiment plutôt bienveillant à votre égard, la réalité est là : vous êtes flous. Bien sûr nous nous souvenons de Ceauşescu et du procès truqué ; de la manipulation de Timişoara. Ceux ayant des lettres ont lu Cioran et Ionesco (mais ils écrivaient en français), Mircea Eliade peut-être, Panaït Istrati vraisemblablement pas. Eminescu ? Un inconnu. Et si le cinéma roumain fait de timides percées sur notre scène nationale, cela ne suffit pas à nous faire connaître votre pays. Son image approximative reste enracinée dans de tenaces poncifs de la culture populaire.

Connaissez-vous Le père Noël est une ordure ? C’est un film comique de chez nous, oh pas tout jeune, mais toujours revu avec plaisir, un grand succès d’un genre mineur que nous appelons comique de boulevard. Il passe à la télévision française chaque année, autour du 25 décembre. C’est très drôle, cruel, et d’un parfait mauvais goût. Dans ce film, en un mot, tous les personnages sont, à des niveaux divers, d’horribles bonshommes, égoïstes, cyniques, bien-pensants ; ils sont bêtes et méchants.

Et l’un de ces personnages, Monsieur Preskovic, est un immigré. Des Balkans, des Carpates, peu importe ; le film est une vaste blague et ne recherche aucune réalité géopolitique. Mais il dépeint très bien le sentiment du Français moyen à l’encontre des ressortissants « d’Europe de l’Est ». Preskovic est bien gentil, mais il est aussi bien collant. En un mot, il embête tout le monde avec ses plats nationaux qu’il est si content de faire partager en cette veille de Noël. Et évidemment, ses mets sont immangeables – il faut voir la tête des Français en goûtant bien malgré eux les fameux doubitchous « roulés sous les aisselles ».


Eh bien, sachez-le, dans la tête d’un Français, vous éveillerez le souvenir de Preskovic, avec ses costumes étriqués, ses manières chattemites, sa chapka qu’il triture d’un air emprunté, sa bonne volonté envahissante, ses cadeaux dont personne ne veut. Le personnage n’est pas Roumain ? C’est vrai, mais n’oubliez surtout pas que pour nous vous êtes flous, et nous vous confondons avec tous vos voisins, et même les voisins de vos voisins. C’est vexant ? Je sais. Mais c’est ainsi.

Un conseil d’ami : procurez-vous Le père Noël est une ordure. Regardez la façon dont les acteurs se moquent d’eux-mêmes – oui, les Français cultivent l’autodérision – et comment ils représentent l’homme de l’Est. Et pensez à lui quand vous parlez avec nous. Vous comprendrez mieux la force innocente de certains préjugés français. Et, j’en suis sûr, pour cela vous me remercierez.


Mélancolie française : le paradoxe d'Éric Zemmour

Mélancolie française, le dernier livre d’Éric Zemmour, arrive en rayons nimbé d’un épais nuage de soufre. Son contenu serait « explosif ». Diverses « petites phrases » de son auteur, jugées scandaleuses, ont alimenté la rumeur autour de ce lancement.

Je ne parlerai pas de ces dernières pour me référer uniquement au contenu de l’essai. Aurai-je enfin la clef de cet étrange mystère : une pensée fausse engendrant des conclusions si exactes ? Car là se trouve un paradoxe. Je regarde parfois Éric Zemmour à la télévision. Et sans que ses analyses politiques ne me séduisent, il m’arrive souvent de partager les conséquences qu’il en tire. C’est donc avec un certain effarement que je prends souvent acte de la pertinence de ses démonstrations, alors que les prémisses de celles-ci me paraissent tout aussi souvent contestables.

Mélancolie française est un essai dense. Le résumé ci-dessous tente d’en restituer l’architecture logique, en laissant de côté les innombrables développements qui en font aussi sa richesse.

*
**

Chapitre premier : Rome. Depuis l’époque pacifique de la Gaule romaine, la France poursuit l’idée de réunir l’Europe autour d’elle. Les Capétiens, confrontés au protestantisme, inventent le pluralisme : désormais, le sens du sacré s’incline devant celui de l’État. A l’époque de Louis XIV, l’unité européenne sous tutelle française est presque complète.

Chapitre 2 : Carthage. Au même moment, l’Angleterre s’assure la domination sur les mers, au prix de plusieurs guerres avec la France. Celle-ci doit renoncer à son rêve de nouvel empire romain en abandonnant le nord de l’Italie. Son retard sur l’Angleterre est à la fois économique et politique. Seule la Révolution redonne à la France de nouvelles frontières à la mesure de son essor démographique.

Chapitre 3 : l’empereur. Napoléon poursuit le rêve des « nouveaux Romains » de la Révolution. Sa lutte avec les Anglais confronte deux conceptions du monde : libre-échange contre protectionnisme, mer contre terre. En 1815, l’Angleterre victorieuse obtient une France trop affaiblie pour être une menace, mais suffisamment forte pour contenir la Prusse.

Chapitre 4 : le chancelier. Au XIXe siècle, la France étend ses limites en Europe et outre-mer. Mais sa natalité est supplantée par celle de la Prusse dès 1812. L’Allemagne devient l’acteur de l’unification du continent. Après la défaite de 1870, la France prend son vainqueur comme modèle. L’alliance franco-russe se double ainsi d’un rapprochement avec l’Allemagne à la fin du siècle, contrecarré par l’Angleterre qui s’allie à la France au début du XXe.

Chapitre 5 : le Maréchal. Pétain a raison d’attendre les Américains en 1917 et tort de faire le même choix en 1940. Le pétainisme est un pacifisme. Après guerre, De Gaulle s’évertue à redonner un rôle de premier plan à la France, fût-ce au prix de la perte des dernières colonies. L’indépendance de l’Algérie, « Amérique de la France » signe le déclin du pays, aggravé sur le plan culturel par les États-unis et leur force financière.

Chapitre 6 : le Général. La gauche est historiquement divisée entre Révolution et pacifisme. Ce dernier courant nourrit la collaboration, restauration d’un empire romain contre les nouvelles Carthages « ploutocrates ». Le président de Gaulle entrevoit une alliance possible avec les Russes, brièvement réalisée en 2003 par Chirac contre l’intervention américaine en Irak. Rentrée dans le rang des défenseurs des droits de l’homme, la France fait aujourd’hui le choix impérial des États-unis.

Chapitre 7 : le commissaire. L’idée d’Europe unie n’est discutée par personne, même si la France s’y perd. La paix avec l’Allemagne résulte en premier lieu d’un épuisement des belligérants. L’Europe des Six était la France idéale, reproduisant les frontières de la Gaule romaine. L’agrandissement vers l’Est signifie l’affaiblissement de son influence. Pour balancer cette nouvelle union continentale, Sarkozy lance l’Union pour la Méditerranée. L’entente avec l’Allemagne n’est plus qu’un souvenir, au sein d’un Occident ayant perdu son rang en 2008.

Chapitre 8 : le Belge. Comme l’Empire romain, l’Europe est morcelée d’ethnies revendiquant – et obtenant – leur droit à la différence. Ainsi l’emblématique Belgique, « RDA de la France ». Une réunification avec les provinces belges francophones n’est pas impossible, si la France a les moyens de l’imposer à ses partenaires.

Chapitre 9 : la chute de Rome. Malgré l’analyse courante des chiffres officiels, la natalité française doit beaucoup à celle de ses populations d’immigration récente. Or, une intégration réussie passait jusqu’à une époque récente par les efforts demandés aux nouveaux venus, sur le modèle romain. L’empire romain est précisément tombé avec l’échec d’assimilation de ses derniers barbares. Et de nos jours, les règles de vie de l’Islam vont à l’encontre du modèle français. La France ayant renoncé à l’assimilation, le rêve d’une paix en Europe s’éloigne.

*
**

Ce résumé très sec de Mélancolie française ne rend pas compte du foisonnement offert à chaque page du livre. Comme on l’aura compris, ce n’est pas un ouvrage d’histoire, mais le récit, étayé par des faits historiques, d’un pays voué au même déclin que le modèle dont il s’inspirait.

Ce pays programmé depuis mille ans pour donner la « paix romaine » à l’Europe devait rentrer dans le rang. (p. 35)

Pour Éric Zemmour, les pays ont une âme. On est frappé de relever, sous sa plume, les constantes entre la France du Mérovingien Clovis ou du Capétien Philippe Auguste, de Louis XV, des révolutionnaires, de Napoléon, Louis-Philippe, de la Restauration et du Second Empire, de la IIIe République, de Pétain, de Gaulle et des présidents jusqu’à Sarkozy – oui, toutes ces Frances-là sont intimement travaillées par le même grand dessein, toujours contrarié, celui de mener une union européenne sous leur tutelle ; et toutes ont tenté, à leur façon, de réaliser cette destinée ; et toutes sont frustrées de leur échec venant grossir ceux de leurs devancières. Autant dire que ces différentes Frances, observables au niveau des phénomènes historiques, sont un seul pays au sens platonicien : la France éternelle, évidemment idéale.

Il en est de même pour les autres grandes puissances. L’Allemagne s’incarne aussi bien dans la Prusse de 1815 que dans l’Empire de Bismarck, la République de Weimar, le IIIe Reich, l’ensemble RFA-RDA et enfin le pays réunifié. Le modèle français nourrit sa pulsion de domination continentale. L’idée sacrilège que ce même appétit intime s’impose à la nation hitlérienne ou sous la présidence d’Angela Merkel n’est pas un obstacle pour Éric Zemmour : son approche de la « montagne de neige » russe procède de la même logique. La Russie reste la Russie, qu’elle soit dirigée par Pierre le Grand ou sous l’emprise totalitaire des Soviets.

Ainsi, la « nation » - les guillemets s’imposent - primerait l’idéologie. A ceux que cela heurte, l’on rappellera que le Général de Gaulle ne professait pas autre chose.

Le rapprochement n’est pas fortuit. Zemmour inscrit nettement son analyse dans une perspective gaullienne. De Gaulle n’a-t-il revendiqué, en 1945, cette fameuse rive gauche du Rhin si chère à la France rêvée ? Un gaulliste aussi fidèle qu’Olivier Guichard a livré, dans son ouvrage Mon général (Grasset, 1980), cette nouvelle incroyable : de Gaulle reprenait à son compte la vieille obsession de l’Action Française, celle d’un retour aux Traités de Westphalie.

Pourquoi les Traités de Westphalie, cette victoire diplomatique de Mazarin en 1648 ? Notamment parce qu’ils affaiblissaient considérablement la puissance allemande, balkanisée en plusieurs centaines d’états minuscules. On comprend que l’idée ait séduit de Gaulle, incapable au lendemain de la guerre de comprendre la nouvelle donne géopolitique posée par le stalinisme. L’idée fixe secrète de la France d’Éric Zemmour n’est donc sans doute, par l’intermédiaire du Général, que le fantasme de Maurras et Bainville.

Car l’esprit de Charles de Gaulle plane sur Mélancolie française. Avec un bonheur variable. L’Europe de l’Atlantique à l’Oural n’était certainement pas une vision de l’après-mort du communisme, perspective sacrilège dans les années 1960. Ce projet devait constituer le pendant du retrait français de l’Otan, en 1966. Repousser les Américains devait nous ouvrir aux Russes. Idée héritée de l’Europe du XIXe – celle des nations – et inconcevable en pleine guerre froide : comment imaginer une seule seconde unifier l’Europe démocratique avec les dictatures communistes ? Avec quelles instances, quelle vision politique, quelles unions commerciales ? Le résultat de l’opération fut que le camp démocratique sortit affaibli alors que les Soviétiques se frottèrent les mains – sans, naturellement, octroyer ne serait-ce qu’un début de la contrepartie espérée.
Le parallèle avec la décision française de refuser l’engagement en Irak en 2003 est juste, mais mais pas pour les raisons avancées par Zemmour. Comme en 1966, la faille dans le front démocratique conforta la tyrannie, en Irak et ailleurs ; le soutien douteux et circonstanciel de Vladimir Poutine ne déboucha sur aucune espèce d’alliance entre Paris, Berlin et Moscou.

Zemmour suit le Général dans sa défiance envers les Américains, « médiocres guerriers mais riches en dollars » (p. 124). Leur art s’impose par « l’alliage rare de talents exceptionnels et de puissance commerciale et financière » (p. 133). On aimerait rappeler que « la puissance commerciale et financière » n’est pas un produit naturel extrait du sol américain, que les « talents rares » peuvent s’exprimer outre-Atlantique quand nos propres artistes supportent, encore, dans les années 1960, la censure d’état. Quand les Américains sortent 2001, Odyssée de l’espace, les Français se pressent pour voir Le gendarme se marie.

Éric Zemmour, enfin, estime que de Gaulle « écrivait comme Chateaubriand ». Est-ce que Chateaubriand aurait osé écrire : « J’ai entamé le processus régulier nécessaire… » ? Ou encore : « la dégradation de l’Etat entraîne infailliblement l’éloignement des peuples associés. » Sait-on quelque chose de plus laid que cet « infailliblement l’éloignement » ? Ou encore le début des Mémoires : « Petit Lillois de Paris, rien ne me frappait davantage que le symbole de nos gloires : nuit descendant sur Notre-Dame, majesté du soir à Versailles, Arc de triomphe dans le soleil, drapeaux conquis frissonnant à la voûte des Invalides ». Ces quelques exemples sont tirés du Style du Général, de Jean-François Revel. Fermons cette parenthèse dont le seul mérite est, peut-être, d’insister sur l’admiration que l’écrivain porte sur l’homme d’État – sincère et, sans doute, trop encline à l’indulgence.

L’Europe des Six correspond exactement à la France rêvée par mille ans de rois et d’Empereurs (p. 173).

Si ce rêve était celui des régents – ce que je ne pense pas, mais je laisse ce point de côté – était-ce réellement celui des Français ? Cette mélancolie française trouverait son origine, selon Zemmour, à la fois dans le souvenir d’une Rome apaisée et pourtant détruite, et dans l’illusion d’un rôle majeur toujours à portée de la France mais jamais endossé. Or, la culture de masse ne s’irrigue pas aux sources de tous les faits historiques, aussi prestigieux soient-ils.

La charge émotive de ces événements diffère, naturellement, selon l’âge et l’expérience des interlocuteurs. Qui se déclare aujourd’hui indifférent à l’engagement en Afghanistan, qui osait proclamer sa neutralité face aux opérations militaires au Kosovo ? Pas grand monde. Au rebours, par exemple, des accords de Munich, entrés dans l’histoire – c’est-à-dire dans les livres d’histoire.

On comprend à le lire qu’Éric Zemmour, lui, est toujours concerné par ces événements maintes fois séculaires. Pour lui, cette distinction ne joue pas. Sa vision des traités de Westphalie, événement « muet » pour la majorité d’entre nous, reste passionnelle – actuelle. Non qu’il faille nier les conséquences de ce traité sur le monde d’aujourd’hui, là n’est pas la question. Ces conséquences existent sans le moindre doute, sinon enseigner l’histoire n’aurait aucun sens. Mais qu’il faille se sentir concerné par la teneur de ces traités, au point de se féliciter ou de s’en plaindre en tant que Français, là est précisément l’originalité d’Éric Zemmour. Il en parle comme d’autres parleraient du refus de participer à l’invasion de l’Irak. Sous sa plume, les Français ont voté non à l’Europe en 2005 pour punir Giscard d’avoir brisé un tabou : celui d’avoir révélé, dès le début de son septennat en 1974, que la France n’était plus une grande puissance. Il tombe dans le travers de son érudition, s’imaginant partager avec tout un chacun sa culture historique et sa mémoire politique.

L’auteur de Mélancolie française aime la France, mais toute la France, avec ses réussites et ses échecs, par-delà les régimes politiques et les âges. La Révolution est un bloc, disait Clémenceau. Pour Zemmour, la France est un bloc.

*
**

Curieusement, en parlant de nostalgie, l’auteur rejoint d’autres formes de pensée courantes à l’étranger. L’idée d’une Grande France ? Sur des critères historiques ou mythiques, d’autres nations cultivent encore l’illusion d’une Grande Serbie, d’une Grande Croatie, d’une Grande Roumanie. Cette liste (évidemment non exhaustive) nous rappelle combien ce qui nous semble saugrenu ne l’est pas forcément pour des pays d’où toute réflexion politique a été bannie pendant des décennies.

Le souvenir mythique d’un âge d’or travaille aussi l’Islam. Califat de Cordoue, terre des Omeyyades, ce pays de cocagne où toutes les confessions vivaient en paix, cités d’art et de science : image encore vivace de mille et une nuits dans les jardins d’Espagne. Les premiers âges du Jihad menèrent les troupes musulmanes à Poitiers. Plus de mille ans plus tard, on les retrouve encore à l’Est, assiégeant Vienne. Cette Europe tellement convoitée et jamais conquise, porteuse de la promesse d’un nouvel al-Andalus où couleraient le lait et le miel, n’est-elle pas aussi la projection d’une mélancolie de l’Islam ?

Ouvrons le Précis de décomposition. « Toute nostalgie est un dépassement du présent. Même sous la forme du regret, elle prend un caractère dynamique: on veut forcer le passé, agir rétroactivement, protester contre l’irréversible. La vie n’a de contenu que dans la violation du temps. L’obsession de l’ailleurs, c’est l’impossibilité de l’instant ; et cette impossibilité est la nostalgie même.
Que les Français se soient refusés à éprouver et surtout à cultiver l’imperfection de l’infini, n’est pas sans avoir un accent révélateur. Sous forme collective, ce mal n’existe pas en France : le cafard n’a pas de qualité métaphysique et l’ennui est singulièrement dirigé. Les Français repoussent toute complaisance avec le possible ; leur langue même élimine toute complicité avec ses dangers. Y a-t-il un autre peuple qui se trouve plus à son aise dans le monde, pour qui le chez soi ait plus de sens et plus de poids, pour qui l’immanence offre plus d’attraits ? »

Cioran, tout comme Zemmour, nous parle à la fois de nostalgie et de la France. Mais pour les opposer. La nostalgie, cette « culture de l’imperfection de l’infini », n’existe pas chez nous sous forme collective : c’est bien pourquoi la forme individuelle cultivée par l’auteur de Mélancolie française la rend si rare, et si incongrue. Les références à nos grandeurs et erreurs passées s’arrêtent, en général, à la Révolution, ou tout du moins à sa version kitsch et simpliste. Plus loin dans le temps, on ne voit plus guère que le mythe de Jeanne d’Arc, symbole récupéré par maints courants populistes – celui de Jean-Marie Le Pen n’étant pas le premier – et de la sorte auréolé d’une douteuse radioactivité.

Mais le discours d’Éric Zemmour ne cherche pas à glorifier un âge d’or révolu. Son propos vise un certain renoncement : nier ce passé inaccompli, n’est-ce pas aussi oublier ce qui fait notre exception ? Et l’oubli ne précède-t-il pas l’abandon des fruits de cette histoire ?

*
**

Dans son rapport à la nation, la France est unique. Les étrangers, souvent, attirent notre attention sur ce fait. Le Polonais Witold Gombrowicz, fuyant le nationalisme imbécile, s’émerveillait : « Un Français qui ne prend rien en considération en dehors de la France est-il plus français ? Ou moins français ? En fait, être français, c’est justement prendre en considération autre chose que la France. » (Journal 1957-1960, Denoël, 1976, p. 25)

Emmanuel Levinas, naturalisé français dans sa 24e année, partageait cette fascination : « la France est un pays où l’attachement aux formes culturelles semble équivaloir à l’attachement à la terre ».

Et Alain Finkielkraut, dans sa Défaite de la pensée (Gallimard, 1987), commente : « … Lévinas lui-même est devenu français par amour pour Molière, pour Descartes, pour Pascal, pour Malebranche – pour des œuvres qui ne témoignent d’aucun pittoresque, mais qui, prenant en considération autre chose que la France, sont des contributions originales à la littérature universelle ou à la philosophie ». Et Finkielkraut ajoute aussitôt : « Cet idéal est aujourd’hui en voie de disparition ».

Le soupçon de passer pour d’horribles chauvins nous intime de taire cette qualité typiquement française. Le refus du volksgeit allemand, l’ouverture vers l’universel, sont pourtant des héritages de ce siècle des Lumières que nous aimons tant.

Éric Zemmour, cependant, ne trouve pas auprès des philosophes du XVIIIe la source de cette originalité. Il faut pour cela remonter à la cause première, la rechercher dans la situation géographique de notre pays. L’incipit de Mélancolie française : « La France n’est pas en Europe ; elle est l’Europe. La France réunit tous les caractères physiques, géologiques, botaniques, climatiques de l’Europe. »

Cette unicité de la petite Europe, seul pays européen à la fois maritime et continental, devait assurer un destin impérial à notre pays. Le fondement même de la réflexion d’Éric Zemmour s’amorce ici, dans cette unicité qui fait que la France est France par sa situation ; et par suite par sa façon de réunir les hommes de cultures différentes : « Le Roussillon est espagnol, la Provence est un amas composite de cités grecques et de municipes romains ; la Lorraine est une miniature de l’Empire germanique, où Français et Allemands sont intimement mêlés. Toulouse est une Rome à moitié réussie […] ».

Quelque chose d’exceptionnel, dès lors, lui était dû : là se trouve la source de l’essai. Or, si la France est unique, elle n’est pas la seule à être unique. L’on aura du mal à persuader un Américain que son pays-continent bordé par les deux plus grands océans ne soit pas, lui non plus, unique et voué à un destin hors du commun. L’on pourrait poursuivre l’exercice avec maintes autres puissances passées ou présentes : Mexique, Iran, Japon, et tant d’autres encore. Faut-il voir dans la promesse de ces nations la justification de nouvelles conquêtes, d’un monde où « l’on se sentirait si bien » ?

*
**

Avant lecture de Mélancolie française, j’entendais dire que le livre est un précis d’histoire, donc relativement objectif, couronné, dans sa dernière partie, de réflexions scandaleuses et fort mal venues. Or, c’est exactement l’inverse. La partie « historique » (chapitres 1 à 8) n’est certainement pas l’œuvre d’un historien. Il faut au contraire y trouver l’ouvrage d’un croyant. Zemmour croit que la France est « programmée » pour unir l’Europe autour d’elle. Il explique pourquoi il y croit, sans offrir le moindre argument qui permettrait d’étayer cette « programmation ». Que l’on embrasse ou non cette foi est l’affaire de chacun, mais cette adhésion ne saurait se faire en vertu de principes rationnels, ici absents.

Le dernier chapitre, si « scandaleux », secoue les « chiffres de l’immigration ». La part des étrangers est la même depuis les années 1930 ? « Chiffre d’une rare mauvaise foi pourtant, écrit Zemmour. Imaginons que surviennent cent millions d’Africains (ou de Chinois ou de Brésiliens) dans notre beau pays ; on donne aussitôt une carte d’identité à chacun ; la part d’étrangers dans la population française n’aura pas bougé d’un millième de point ».

D’un point de vue mathématique, l’argument est faux : ajouter des Français à une population mêlée de Français et d’étrangers diminuerait la part d’étrangers dans le total, ce qui apporterait plutôt de l’eau au moulin d’Éric Zemmour. C’est le nombre qui resterait invariant, et non la part. Qu’importe : je ne sache pas que l’on donne si facilement la nationalité française aux immigrants. Si oui, il faudrait en savoir davantage. En l’absence de données chiffrées, comment l’homme de la rue pourrait estimer la qualité de l’argument ?

Les mêmes doutes se posent au sujet de la fécondité. Le chiffre avancé par Éric Zemmour est de « 1,7 enfant par Française d’origine européenne ».

« Personne ne notait (on ne voulait noter) que ce dernier chiffre franco-français n’était pas si éloigné des chiffres désastreux de nos voisins européens (1,75 en Suède, 1,74 en Grande-Bretagne, 1,37 en Allemagne, 1,33 en Italie, 1,32 en Espagne). »

Pourtant, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, la Suède même, ne sont-elles pas elles aussi des terres d’immigration ? Comment dans ce contexte expliquer que leurs chiffres soient si bas alors que le nôtre « toutes origines confondues » soit si élevé ? Cette question n’est pas soulevée.

Comme pour la partie « historique » de son essai, Zemmour échafaude son raisonnement sur des actes de foi. Ses chiffres n’échappent pas au soupçon de l’arbitraire. Je ne prétends pas qu’ils soient faux : je dis que le lecteur un peu curieux n’est pas en mesure de les accepter sans davantage de preuve.

Aussi l’auteur est-il plus recevable quand il renonce aux statistiques. Il touche juste quand il pointe la vogue des prénoms musulmans « jusqu’à un ministre de la république, Rachida Dati, incarnation pourtant flamboyante de l’assimilation à la française, qui prénomma sa fille Zohra ». Et dire qu’il existait en langue française le parfait équivalent de ce prénom, l’exquise et rare Fleur...

L’affaire du prénom est un symptôme. Est-ce un gage d’intégration réussie que de lier un nouveau-né à une culture étrangère à son pays ? Il n’est pas scandaleux de poser la question. Je ne crois pas que notre pays aurait beaucoup gagné si les parents de notre si populaire Coluche l’avaient baptisé Michele. Et Rajmund Kopaszewski aurait-il été meilleur joueur que Raymond Kopa ?

Des territoires entiers sont-ils sous la coupe de pouvoirs locaux ? L’actualité peut nous le faire penser. La question est de savoir si l’on doit tirer des enseignements plus généraux de faits divers ou bien si ceux-ci restent isolés. Zemmour choisit la première hypothèse, et rattache cette émergence d’états dans l’état à l’histoire : Imperium in Imperio, disaient les Romains. La chute de la civilisation, accusée d’inhumanité en voulant appliquer la loi ; dès lors incapable de s’imposer. Le choix du renoncement, confortablement abrité par les droits de l’homme, précipiterait en sous-main notre faillite collective.

*
**

Mélancolie française permet de mieux cerner la pensée si vive d’un journaliste devenu chroniqueur vedette. L’impressionnante densité d’informations historiques est servie par un style fluide et alerte. On est d’autant plus surpris de trouver, chez ce défenseur de la langue, une locution aussi laide que « au final » (p. 10) ou encore l’adjectif « hypercompétitive » (p. 182) ; une phrase comme « le nouveau Constantin n’était autre que le petit-fils du dernier maire du palais des héritiers de Clovis », page 16, aurait mérité meilleur sort. Quelques oublis de guillemets (pp. 54, 105).

Cessons là la revue de détail pour revenir à l’essentiel. L’essai confirme point par point l’impression laissée par Zemmour à la télévision : l’enchaînement logique des prémisses est faux ; sa conclusion suscite un vif intérêt par sa pertinence. Inutile d’être habité par une foi française puisant sa force dans la géographie et l’histoire pour s’inquiéter de la façon dont notre vivre ensemble s’accommodera – ou pas – des bouleversements du XXIe siècle. Et en cela, il est important de lire Éric Zemmour, tout paradoxal qu’il soit.


Sur la toile
Éric Zemmour : le blog de ceux qui l'aiment

jeudi 10 février 2011

Bucarest

PhotoUne ville à trous. Pas seulement dans les trottoirs, au beau milieu des rues ou dans les façades ; je parle de trous métaphoriques. Imaginez une morne banlieue aux murs recouverts de crasse, d’immenses boulevards bordés d’édifices laids. Là, des personnes sans passion se meuvent le long des murs, une vieille à la tête voilée fait la manche, des gamins malpropres se poursuivent en hurlant des cris tziganes. Quelques chiens faméliques et craintifs glissent leur nez au sein de poubelles éventrées. L’odeur sure des déchets n’oblige même pas les passants à un détour. Ici, c’est ainsi. Misère et fatalisme.

Un éclat : l’œil accroche le fronton d’une église. On ne la voit que depuis un certain angle. Un peu plus loin sur le trottoir, et seule l’immense et envahissante grisaille vient frapper le regard. Mais de là, en tournant les yeux, voici une merveille d’église orthodoxe. Elle est toute menue, écrasée entre deux géants de béton. Mais elle irradie sa beauté. Les églises orthodoxes ne sont jamais très grandes, ce qui ne fait qu’augmenter leur charme. Leurs murs sont bâtis de façon rugueuse mais régulière, comme l’écorce des conifères. Et au-dessus de leurs coupoles jumelles, des croix évidées servent de signal aux fidèles.

En dix ans j’ai vu la ville changer. Autrefois, des carrioles, des bêtes de trait disputaient le bitume aux Moskvitch brinquebalantes, le centre ville paraissait éventré par un bombardement et des dizaines de chiens suivaient le moindre de mes déplacements à travers le quartier de Lipscani. Aujourd’hui, fini les chevaux, et même les chiens se font rares, exterminés par une politique de salubrité de l’ancien maire. Des casinos sont apparus à chaque coin de rue, éclairant leur devanture d’une lumière joyeuse et factice. Mais la capitale roumaine est toujours un chantier, parsemé d’innombrables crevasses, de tas de pierres et d’excavations sauvages. La question : est-ce une ville laide en lente reconstruction, ou une ancienne cité agréable ensevelie sous une sauvage modernité, héritière des massacres communistes ? La ville est entre deux états. Vers lequel penche-t-elle ?

Une rue poussiéreuse. L’on ne distingue pas le trottoir de la chaussée : la bordure entre les deux est inexistante, ou plutôt a été détruite par le temps et la négligence. L’on progresse avec soin, s’enfonçant entre véhicules garés à même le mur et menus obstacles de moindre importance. Sans prémisses, un palais Belle-Époque surgit derrière un mur gris, entouré d’un parc élégant et d’un foisonnement de verdure. Les Roumains disent avec une pointe d’emphase : perioada interbelica. L’entre-deux guerres, époque aujourd’hui mythique où le pays réunifié avait sa voix au concert des nations, sans tutelle étrangère, s’efforçait de croître et de se construire un avenir souverain. Les efforts de la dictature n’ont pas tué la mémoire de cet âge trop court, mort sous la poussée des idéologies rouges-brunes.

En 2001 j’ai été invité par Radio România Internaţional au Festival Enescu. Les Roumains entretiennent d’étranges rapports avec leur plus grand compositeur. C’est l’homme de deux œuvres : les Rhapsodies. Le reste n’est ni connu, ni apprécié du grand public. Mais l’image d’Enesco est partout, orne des calicots déployés au-dessus des rues, d’immenses façades administratives, se déploie en banderoles gigantesques au long de l’Athénée. Je dis bien : l’image d’Enesco, au singulier. Car il ne s’agit que d’une seule image, toujours la même, reproduite chaque année à l’infini sur tous les supports : le maître de face, absorbé, la tête doucement inclinée et soutenue par la main droite aux doigts entrouverts. Pas d’illusion : aucune ferveur mélomane n’est à l’origine de ce culte. Enesco est un prétexte, un bouc émissaire. Faire connaître la Roumanie, inviter interprètes prestigieux et riches visiteurs, en un mot : flatter la population en lui faisant imaginer, l’espace de quelques concerts, qu’elle occupe le centre de l’attention internationale, voici la seule justification du Festival.

Musicalement, celui-ci est plutôt réussi. L’opéra Œdipe, rituellement donné à chaque édition, fut honoré avec une rare ferveur. A l’issue des ultimes mesures, le chef Christian Mandeal invita avec un parfait à-propos les musiciens de la philharmonie sur scène. Chacun, muni de son instrument, fut applaudi à l’égal des solistes vocaux. Je me souviens aussi, dans l’immense salle du Palais, bourrée à craquer malgré ses 6000 places assises, du récital de la Philharmonie de Vienne dirigée par Seiji Ozawa. Les symphonies de Mozart et Brahms furent accueillies dans un silence très relatif, les Roumains aimant bien discuter à voix basse en plein concert et même passer des coups de fil en chuchotant. Car la foule était là pour autre chose : la première rhapsodie d’Enesco. Fini les discussions susurrées : l’œuvre débuta dans un silence total. Pendant le dialogue des vents, je regardais mes voisins. Il y avait des cadres en costume cravate, mais aussi – les organisateurs ayant décidé de laisser ouvertes les portes du palais une fois installés les spectateurs munis d’un billet – des retraités, des adolescents en tee-shirt troués, des ouvriers droit sortis de leurs chantiers. Tous fixaient avec une attention intense l’orchestre viennois jouant leur musique emblématique. J’avais rarement vu une telle application dans l’écoute. Pas un ne bougeait ; le seul son provenait de l’estrade flanquée des deux sempiternelles images d’Enesco. La philharmonie s’employait à lisser la rhapsodie comme s’il se fût agit d’une valse viennoise, violons lustrés, cuivres polis. Ozawa faisait reluire son orchestre comme une somptueuse boîte à musique aux éclats moirés, policée mais sans la moindre fièvre pourtant si vitale à cette musique. Cette approche clinique n’effraya pas le public, qui à l’issue du dernier accord en tutti, ovationna farouchement les musiciens comme rarement ils l’avaient dû l’être, avec des vagues de rauque sauvagerie sans rapport aucun avec les traditionnelles demandes de bis - « une autre, une autre ! » - qui chez nous achèvent invariablement tous les récitals, même les plus médiocres.

Rien pour notre nation n’est comparable à la ferveur populaire des Roumains envers leur rhapsodie. Une musique que tout le monde connaît, sans considération de classe sociale ou d’âge. Mais alors, n’est-ce pas aussi le cas en France avec certains airs de Carmen ou encore le Boléro ? Non. Dans Carmen, Bizet imite l’Espagne. Ses airs ont beau être populaires, ils ne symbolisent pas la France. Ne parlons pas du Boléro, puisant selon les propres mots de Ravel son style plaintif et monotone dans les mélodies arabo-espagnoles. Berlioz, Gounod, Saint-Saëns et bien d’autres ont beau avoir écrit des musiques éloquentes et célèbres, aucune d’entre elles ne représente spontanément l’esprit français pour l’homme de la rue. Mais ce tour de force, Enesco l’a réalisé, pour sa propre nation.

J’avais mes habitudes à Bucarest. A deux pas de l’Université, j’allais dans une minuscule échoppe, tout en longueur. Mes explorations m’avaient appris qu’au fond, le long du mur de droite, s’entassaient des ouvrages musicaux et partitions, par dizaines, que l’on pouvait patiemment examiner et déchiffrer sous le regard bienveillant des employés. Les jours fastes j’ai pu acquérir pour quelques malheureux lei des biographies introuvables, quelques conducteurs (partitions d’orchestres) rarissimes et autres vestiges de la République Populaire sortis d’on ne sait quelle liquidation aveugle. Mais c’est fini. Cet été, à la place du bouquiniste, étincelait une boutique de jouets en plastique, avec dans sa devanture l’effigie criarde des derniers héros de Walt Disney.

J’avais déjà vécu pareilles déceptions. En 2003 ou 4, je m’aperçus que le Boema avait été remplacé par l’une de ces boutiques modernes sans âme où l’on va pour boire un café américain ou consommer des sushis, je ne sais plus trop. Non que j’étais un assidu du Boema, restaurant à l’ancienne mode, avec ses assiettes peintes et têtes de gibier défraîchies aux murs, et par-dessus-le marché aux qualités culinaires très discutables ; mais le lieu était porteur d’une véritable histoire, témoignage de cette légendaire perioada interbelica. Il y a plus : cet endroit (si l'on en croit l'écrivain Mircea Cărtărescu) était fréquenté par les services secrets communistes pour y fabriquer ces fameuses blagues que les Roumains aimaient à s’échanger pendant les années noires. Eh oui, les histoires de Bula sont aussi des filles de la Securitate…

Plus loin, dans Lipscani, centre ville historique que l’on parcourait autrefois comme un terrain vague en friche, l’on trouvait les meilleures placintas de la capitale, tourtes feuilletées aux bords rendus croustillants par une cuisson au caquelon. Le minuscule salon de thé était recouvert par une fresque de Mickey. Non, pas le personnage falot et insipide que nous connaissons aujourd’hui, mais le sympathique Mickey des origines aux grands yeux, mâtiné de Mortimer et pas encore perverti par la mièvrerie ; je me plaisais alors à imaginer les jeunes Bucarestois des années 30 se presser au comptoir exigu commander des citronnades et des parts de placinta, alors que la ville aux longues voitures brillantes s’animait au son des fox-trots et tangos de Jean Moscopol. C’est perdu. Aujourd’hui, une couche de peinture satinée a rénové le salon de thé. La dernière fois, j’ai demandé à la serveuse pourquoi la peinture de Mickey avait disparu. Elle a simplement haussé les épaules : « c’est plus moderne ainsi ».

vendredi 17 septembre 2010

Chapeau bas, madame Reding

« Je pensais que l'Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la seconde guerre mondiale. »

Ces quelques mots prononcés cette semaine par Viviane Reding, vice-présidente de la Commission européenne responsable de la Justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté, suffirent à déclencher tempête de protestations véhémentes, spasmes des autorités nationales, appels à la démission et coups de sang présidentiels.

Mais de quelle situation s’agit-il donc ? Du fait d’expulser les étrangers roms quand ils sont dans l’illégalité ? Ou bien de justifier cette expulsion par l’appartenance ethnique des personnes concernées ?

Il ne s’agit pas de jouer sur les mots. Ces deux possibilités révèlent bien des positions inconciliables car issues de deux acceptions opposées de la politique. L’une est républicaine. L’autre pas.

Remontons au 5 août 2010. Ce jour-là, le Ministère de l’Intérieur, par la voix de son directeur de cabinet, diffuse aux préfets une circulaire rappelant les « objectifs précis » fixés par Nicolas Sarkozy : « 300 campements ou implantations illicites devront avoir été évacués d’ici 3 mois, en priorité ceux des Roms ».

Or cette circulaire surprend la vice-présidente de la Commission, à qui les autorités françaises venaient d’assurer l’absence de tout critère ethnique dans les procédures d’expulsion.

Viviane Reding : « J'ai été personnellement choquée par des circonstances qui donnent l'impression que des personnes sont renvoyées d'un Etat membre uniquement parce qu'elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. »

La première phrase évoque très précisément la circulaire : oui, « l’impression » que certaines personnes sont expulsées en raison de leur appartenance à une minorité ethnique est indéniable. Viviane Reding a donc parfaitement raison de partager ce sentiment.

« Je pensais que l'Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la Deuxième Guerre mondiale. »

Cette seconde phrase est plus délicate. Tout d’abord, selon l’angle historique, elle est fausse. L’erreur de Viviane Reding, et je m’étonne de trouver le silence total à ce sujet, est d’oublier que maintes politiques discriminatoires (sur critères ethniques ou religieux) ont existé en Europe après la seconde guerre mondiale. Qu’il suffise de regarder ce qui se pratiquait dans les pays socialistes qui, sauf erreur ou omission de ma part, n’ont pas été rattachés au continent européen en 1989 ou 1990. L’idée que la guerre ne s’est pas terminée en 1945 mais près d’un demi-siècle plus tard ne devrait même plus faire débat ; je constate avec tristesse que le drame du socialisme réel continue d’être ignoré.

En dépit de sa maladresse, cette phrase présente une opinion de valeur : celle que l’Europe ne devait pas, à cause de ses principes même, de nouveau être le témoin d’une telle politique après la seconde guerre mondiale. Ce sont les événements de la guerre ont fait germer l’idée d’une Europe unie contre la discrimination ethnique ou religieuse.

Pour bien se faire entendre, Viviane Reding développe dans le même discours cette idée d’Europe meurtrie mais résolument engagée dans une nouvelle voie pour se garder de ses démons : « Soyons clairs : la discrimination basée sur l'origine ethnique ou la race, n'a pas de place en Europe. Elle est incompatible avec les valeurs sur lesquelles l'Union européenne est fondée. Les autorités nationales qui discriminent des groupes ethniques lors de l'application du droit de l'Union européenne violent aussi la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, que tous les Etats membres ont signée, y compris la France.»

Viviane Reding ne discute donc pas l’expulsion des Roms. Elle dénonce le fait que cette expulsion se fasse sur des critères parfaitement contradictoires avec les engagements fondamentaux des Etats de l'Union.

« La France est blessée » par la référence à la seconde guerre mondiale ? L’expulsion des Roms n’est pas la déportation des Juifs ? Certes, elle ne l’est pas. Les Juifs n’étaient pas renvoyés, hélas ! dans leur pays. Mais qui donc a assimilé les Juifs déportés aux Roms de 2010 ? Pas Viviane Reding, en tout cas. Son discours évite cet amalgame expéditif. La référence qu’elle fait à la seconde guerre mondiale sert à rappeler l’origine de la construction européenne, dont l’idée même naît au plus noir des années de ténèbres. Les autorités françaises feignent de voir dans cette allusion une assimilation au pétainisme – et d’adopter aussitôt un ton outré victimaire. C’est aller un peu vite en raccourcis et se ménager un argumentaire bien senti et percutant à moindre frais.

Au rebours de la défense approximative de nos caciques nationaux, cette allusion à notre histoire concerne bien d’autres pays que la France et le régime de Vichy. C’est une question de civilisation et de barbarie, un problème à l’échelle d’un continent ; mais je ne connais que trop bien l’exaspérante manie des Français à vouloir tout ramener à leur pays. La seconde guerre mondiale, cela n’était pas que Vichy. Jamais Viviane Reding ne cite Pétain, et elle a raison. Et c’est exactement le sens du commentaire qu’elle envoie à l’AFP : « je regrette les interprétations qui détournent l'attention du problème. » Nulles excuses, au rebours de ce qu’a prétendu toute la presse française – ainsi que l’Élysée, pas à une approximation près.

Pour avoir vécu dans plusieurs « républiques bananières » régulièrement rappelées à l’ordre par la communauté internationale, je me suis souvent demandé ce que ressentaient les citoyens de ces pays lors des remontrances d’autres nations. L’affaire présente m’autorise à le dire : un immense soulagement – celui de voir d’autres se préoccuper de l’avenir de mon pays, dénoncer ses dérives, veiller la démocratie.

Chapeau bas, madame Reding.

dimanche 15 août 2010

Coluche, idole des beaufs

Misère ! Misère ! Pourquoi l’image de Coluche, cet ancien ami très cher, réussit à ce point à agacer ? C’étaient donc ça, les sketches qui faisaient tant rire ? Je souffre en les réécoutant. A part deux ou trois qui tiennent encore la route, tout le charme s’est envolé, peut-être bien parce que, bien souvent, ce ne sont pas de véritables sketches, mais des enfilades de mots, plus ou moins bons, dont seule l’accumulation donne l’apparence de qualité. Je regarde ses anciens spectacles. Ils sonnent creux, même les rires semblent enregistrés. Hélas pour l’affectueux souvenir de l’homme qui réussit à faire rire les Français d’eux-mêmes

1981, l’année où Coluche commence à ne plus être drôle. Sa profession de foi pour les Présidentielles finit par ces mots : « tous ensemble pour leur foutre au cul ». Le langage ordurier de cette époque est souvent justifié par la volonté de provoquer coûte que coûte une société sclérosée. Heurter pour décoincer. Charlie Hebdo puis Hara Kiri venaient houspiller une société corsetée par des pratiques d’un autre âge.

Avant 1981, ses films n’étaient pas si mauvais : L’aile ou la cuisse, Inspecteur la bavure se regardent encore avec plaisir. Ensuite, quel désastre... Le prétentieux Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ est sinistre de bout en bout. La vacuité consternante de La vengeance du serpent à plume répond au naufrage des Rois du gag. Comme tout acteur comique, ou presque, Coluche a son heure de gloire dans un rôle dramatique. Pourtant, Tchao Pantin avec ses grosses ficelles et ses bons sentiments (ou dois-je écrire : ses bonnes ficelles et ses gros sentiments) n’est certainement pas un bon film.

Mais le pire était sans doute son faux mariage avec Thierry le Luron. On se souvient combien ce gag de potaches, sympathique pour les protagonistes et leurs amis, fut érigé en un pur moment d’humour national. Il arrive que des rétrospectives nous passent encore des extraits de cette parodie pas drôle d’événement people. La vue de Coluche déguisé en grosse mariée donnant le bras à un Le Luron plus tête à claques que jamais rappelle avec cruauté ce qui faisait rire les Français dans les années 80… Ou dois-je dire : une partie des Français, l’autre se souvenant déjà avec nostalgie d’un Coluche autrement plus complice et corrosif.

2010. Nous voilà enfin parvenus à cette époque merveilleuse où les hommes publics – artistes, politiques, comiques, journalistes, sportifs… - peuvent employer des gros mots sans se faire remarquer, ou presque. « Tous ensemble pour leur foutre au cul », la profession de foi du jeune libertaire, fait-elle encore marrer ? Oui. Elle fait marrer cette France vulgaire, rétrograde et pétrie de préjugés que Coluche a tant ridiculisée. La déconnade à tout prix serait comique, forcément comique. Et vive l’insulte, ce refuge intouchable des rebelles médiatiques. Coluche idole des beaufs ! Que cela doit être dur d’être aimé par des cons…

L’homme des Restaurants du cœur n’est certainement pas le premier venu, dira-t-on. Mais s’agit-il de cela, en vérité ? On peut être piètre comique et homme de cœur. Et c’est avec un immense regret que j’ose écrire ces mots : « piètre comique ».

vendredi 13 août 2010

Wiki, dada bobo

Wiki truc, wiki machin ou wiki chose, l’univers virtuel déborde d’outils sympas, cools et gratuits. Le préfixe wiki annonce la couleur : celle d’un bricolage original, indemne de cupidité, frontalement opposé à la rouerie mercantile des grands éditeurs. Le wiki se veut outil collaboratif. Cet adjectif très laid, tiré d’un jargon technocratique, désigne un travail réalisé en équipe. Ainsi Wikipédia s’annonce encyclopédie collaborative : chacun écrit ce qui lui passe par la tête sur les sujets les plus divers. Les articles sont modifiables par n’importe quel utilisateur d’internet. Et que se passe-t-il si vous écrivez des bêtises ? Eh bien, d’autres mieux informés s’emploieront à corriger.

Voilà le pari de l’affaire : la main invisible du savoir de masse est censée rejeter les outrages, décourager les vandales, écœurer les mauvais esprits pour recueillir in fine la substantifique moelle de l’antique sapience.

Joli programme. Le problème est que même si vous écrivez des choses exactes, d’autres se chargeront de les travestir ou les supprimer selon leur gré. Que vous soyez spécialiste du domaine ne change rien.

Car, voyez-vous, l’objet de Wikipédia n’est pas la véracité, mais la neutralité de point de vue.

Or, une encyclopédie où la vérité n’est pas le but n’est par définition pas une encyclopédie. C’est un recueil de racontars. Une encyclopédie fondée sur la neutralité est une contradiction dans les termes. L’impartialité n’est pas un gage de savoir ; et l’exactitude du savoir n’est jamais neutre.

Prétendre que la vérité est relative est un poncif éculé. La connaissance a précisément le but de cerner au mieux la réalité. Si tout est relatif, l’idiot et le savant sont au même niveau, chacun s’exprime selon ce qu’il a en tête, nulle légitimité ne prévaut. Préjugés et raison scientifique ? Rumeurs et faits historiques ? Raison et superstition ? Kif kif, tout cela, Wikipédia d’un ton fat étale tout, le vrai, le faux, l’idiot, le sublime et l’ignoble, mêle fange et chantilly, faits historiques et rumeurs people, axiomes et vilenies. Chaque point de vue, nous dit-on, est censé présenter un caractère pertinent. Alors, tout va bien ? Hélas non, car qui jugera de la pertinence des points de vue, sinon des anonymes dont la propre pertinence de jugement échappe à tout contrôle ?

Le principe rappelle les procédés où au nom de la sagesse populaire l’idiot du village était nommé chef à la place du chef. C’est le jour des fous médiéval ; mais sur Wikipédia, le village est planétaire, et chaque jour est jour des fous.

L’on mesure à quel point Wikipédia rassure l’âne et chagrine le savant. « Si t’es pas content, t’as qu’à corriger ». L’argument (soyons gentil) des wikipartisans tombe dans un vide sidéral. N’étant pas ignare en tout, je relève des erreurs manifestes dans un nombre considérable d’articles de la pseudo-encyclopédie. Mais n’étant pas savant en tout, je ne saurai gaspiller une part de mon existence à rechercher les informations exactes pour rectifier ces mêmes articles. Activité d’autant plus vaine que n’importe quel scribouillard de l’internet pourrait en une paire de clics annihiler mon travail au nom du principe que l’âne vaut le savant, déclenchant échange d’arguments à n’en plus finir, arbitrages et autres joyeusetés bureaucratiques dont la sympa Wikipédia regorge.

Mais surtout, activité vaine parce que ce travail existe déjà, réalisé par des gens qui savent : je parle ici des encyclopédies – les vraies – dont c’est précisément la fonction. Vouloir corriger Wikipédia renvoie pêle-mêle à deux personnages mythiques : Sisyphe et Augias.

Une encyclopédie n’est pas rédigée au gré du tout venant. Elle éclaire au lieu de noyer le lecteur. Elle présente l’essentiel avant l’accessoire, offre des articles construits selon une logique interne, et non constitués d’un invraisemblable bric à brac de brimborions entassés en un fatras chaotique selon le bon vouloir de rédacteurs à la sauvette.

Ils voulaient édifier le palais idéal du facteur Cheval, ils n’ont réussi qu’à construire un bidonville grotesque, chaque jour plus bedonnant et précaire.

Il existe, nous dit-on, quelques très bons articles sur Wikipédia. C’est l’argument du poissonnier qui, entre crevettes avariées et dorade picorée par les mouches, vanterait la fraîcheur d’un saint-pierre. Sur un million d’articles, qu’il surnage quelques textes dignes d’intérêt n’est à vrai dire pas étonnant. Encore faudrait-il aussi faire la part entre ce qui revient à Wikipédia et ce qui relève du plagiat dans cette masse infime.

L’anonymat sonne la revanche des médiocres, des frustrés, des révisionnistes, sectaires et tarés de tout poil, heureux de cette tribune prestigieuse et camouflée leur offrant une caisse de résonance sans égale. A l’abri de leur nouvelle respectabilité, les voilà dans la place pour insinuer leurs lubies, asséner leur pouvoir, dégoûter les plus savants qu’eux ayant l’heur de ne pas partager leurs manies. Certains domaines sont chasse gardée. D’où l’enjeu territorial jalousement veillé par des escrocs tout-puissants. Wiki, dada bobo tombé dans les griffes d’apprentis despotes.

Le droit à l’erreur justifie l’à peu près et le n’importe quoi ? Non. Toute production humaine est en soi entachée d’anomalies plus ou moins vénielles. Cela ne saurait justifier l’approche sciemment biaisée de l’information. Travestir délibérément la connaissance va à l’encontre même des principes qui fondent notre civilisation. Or ce dernier cas est exactement celui de Wikipédia, ouverte à tous les vents de la bêtise anonyme.

Par contagion, le terme wiki se retrouve dans une multitude de projets collaboratifs, souvent gratuits et se voulant en décalage avec une hypothétique « ligne officielle ». Être wiki, c’est être un rebelle, un sympathique bénévole empli d’humanisme et investi d’une mission dont il discute à longueur de temps les mérites en une sorte de novlangue qu’il partage avec ses pairs.

Récemment, un site nommé Wikileaks (version non censurable de Wikipédia, sans lien avec celle-ci) a publié sur la toile mondiale un gros paquet de documents confidentiels sur la guerre en Afghanistan, sans masquer le nom des informateurs opposés aux Talibans. Quelles que soient les opinions que l’on possède au sujet du conflit, quel que soit son avis sur l'à-propos de mettre à disposition du public des informations classées top secret, il faudrait avoir un cœur de pierre pour admettre sans broncher le péril mortel qu’une telle initiative fait peser sur la tête des soutiens locaux des démocraties.

Merci qui ? Merci wiki !

dimanche 8 août 2010

Le petit Nicolas

A la suite de quels égarements a-t-on fini par présenter Le petit Nicolas, série d’histoires de René Goscinny illustrées par Sempé, comme un sommet de fantaisie, d’imagination et d’humour ? On aura beau porter un regard bienveillant sur ces récits, rien en eux ne saurait retenir l’attention, tant les procédés narratifs souffrent d’automatismes routiniers et laborieux. Pour prendre quelques détails : la feinte éculée du gamin naïf, les tics de langage, faussement jeune, les clichés de situation. Des personnages stéréotypés : Alceste le gourmand, Aignan premier de classe, etc. Des rebondissements convenus. Et, le plus pénible, un ton très France bien pensante, lisse et niais, daté. Le petit Nicolas n’est pas vraiment mauvais, sans doute, mais certainement pas pour autant mémorable. Pour cela il aurait fallu autre chose, une pointe de cruauté, un je-ne-sais-quoi roué qui nous rendent les péripéties un peu plus intéressantes. Sans cela, ces aventures ne nous concernent simplement pas.

Ce qui agace, avec le petit Nicolas (je parle des livres et non du film encore plus médiocre que l’on a jugé bon de commettre), c’est cette adoration sur commande qui entoure l’œuvre. Comme si Sempé n’avait pas donné, ailleurs, des preuves ô combien plus convaincantes de son talent. Et comme si Goscinny n’avait pas déployé tout son art autrement que dans cette triste collaboration.

Prenez Astérix, prenez Lucky Luke. Le premier est plus connu, mais pour de mauvaises raisons. Que connaît-on d’Astérix aujourd’hui, hormis un parc d’attraction sans âme, et quelques films, tous ratés ? Et faut-il citer les lamentables aventures publiées par le dessinateur Uderzo seul, après la mort du scénariste ? Que l’on ne s’y trompe pas, cependant. Les véritables aventures d’Astérix, en bandes dessinées, sont d’inestimables trésors d’humour et de narration. Je parle ici des albums allant grosso modo d’Astérix chez les Bretons jusqu’à Astérix chez les Belges. Je plains ceux qu’y s’imaginent ne voir là qu’historiettes pour enfants, gentils Gaulois contre méchants Romains. Astérix aux jeux olympiques est une satire bien troussée du nationalisme, Le devin se moque avec talent des superstitieux de tout poil – y compris des croyants ! - et le Domaine des Dieux est une image sans concession des grands ensembles urbains. L’on pourrait continuer longtemps l’énumération des travers modernes si intelligemment mis en question dans Astérix.

Mais à l’encontre d’une opinion courante je trouve que l’association de Goscinny avec Morris encore plus aboutie. Morris était le dessinateur de Lucky Luke, héros du grand ouest américain – tel qu’imaginé vu d’Europe. Les grands albums de Lucky Luke s’inscrivent à peu de choses près entre En remontant le Mississipi et La guérison des Dalton. Quand elle fonctionne, la collaboration entre Morris et Goscinny touche à la perfection : Les Collines Noires, Tortilla pour les Dalton, Western Circus sont des sommets du burlesque intelligent en bande dessinée. Le trait de Morris, tout en acuité nerveuse, loin de la sorte de beau style cultivé par Uderzo, sait se faire étonnamment moderne et adulte : prenez certaines vignettes de Jesse James, avec les visages sanguins des villageois, ou encore ces étranges cases où tous les personnages sont colorés uniformément. Morris, incapable de sauver certains scénarios trop faibles de son illustre compère (L’Empereur Smith, plombé par une morale besogneuse, n’est jamais drôle), était, on l’oublie trop souvent, un dessinateur hors pair.

En jetant un regard sur les autres célèbres créations de Goscinny, je m’aperçois que cette dernière condition était sans doute nécessaire et nullement suffisante. Iznogoud, avec le limité Tabary, cède trop à la « dégradante monomanie des jeux de mots » (H. Gauthier-Villars) et fatigue sans jamais séduire. Avec Gotlib et les Dingodossiers, le scénariste ne parvient qu’à cette sorte de gentillesse niaise qui nimbe aussi le petit Nicolas. Gotlib sera sans conteste à son avantage dans Rubrique à Brac. Et même Goscinny en scénariste occasionnel de Modeste et Pompon, de l’immense Franquin, reste insipide.

C’est rendre un bien mauvais service à ce scénariste si fin et intelligent que d’encenser contre vents et marées ses productions les moins abouties. Et Le petit Nicolas, dont on nous rebat tant les oreilles en ce début de siècle, en fait malheureusement partie.