dimanche 27 avril 2014

L'homme du Titanic

L'homme du Titanic


Jour qui avec horreur parmi les jours se compte,
Qui se marque de rouge et rougit de sa honte.

Agrippa d'Aubigné, les Tragiques


File:RMS Titanic 1.jpg
(DR)

- Pourquoi pousser si loin, Lieutenant ? Il n'y a plus rien qui vive de ce côté.

Le Titanic avait coulé au milieu de la nuit. Dès la nouvelle connue, le RMS Carpathia s'était lancé dans une course folle. Mais un océan hérissé de glace le séparait de l'endroit du drame. Quand le navire arriva, il porta secours à quelques centaines de naufragés. Quelques centaines seulement. Une misère.

Le lieutenant Weiss, debout à la proue d'un canot de sauvetage, scrutait les flots. Il savait que ses matelots voulaient abandonner les recherches. La voix dans son dos se fit insistante.

- Lieutenant, sans vouloir vous offenser, retournons au Carpathia et occupons-nous des rescapés déjà embarqués. Aucun être humain n'aura pu tenir aussi longtemps dans ces conditions. Il est trop tard. Voyez : le jour ne tardera plus.

En effet, l'aube pâle du 15 avril 1912 donnait déjà au ciel de l'Atlantique nord des nuances irisées. Bientôt les rayons du soleil allaient révéler une mer recouverte de débris et de cadavres.

- Encore un instant, messieurs, dit Weiss. Je suis certain d'avoir entendu crier. Il y a encore quelqu'un. Nous devons l'aider.

Sauver encore une vie. Le jeune officier se rappela soudain une phrase qui l'avait accompagnée pendant son enfance à Brooklyn :

« Qui sauve une seule vie, sauve le monde entier ».

Longtemps Weiss n'avait vu dans ce mot qu'une vague rhétorique humanitaire, fondée sur des principes bien-pensants et somme toute inoffensifs. C'était bien là une des innombrables manies de son père, juif progressiste cependant et adepte de la réparation du monde ; combien de fois l'avait-il assommé avec ses allusions au Congrès de Pittsburgh et l'impérieuse nécessité d'associer foi et sens de l'histoire.

Le jeune Weiss de Brooklyn se moquait bien de tout cela. Sauver le monde ! A-t-on jamais proféré principe plus pompeux ? Bien malin, celui qui aurait pu dire la différence entre foi et croyance du progrès. Est-il besoin de croire pour aller secourir l'être en péril ? N'est-ce pas la moindre des choses en pays civilisé ?

Il avait eu tort. Weiss s'en rendait compte avec une amertume brutale alors qu'il guettait en vain un signe de vie parmi les décombres. Sa propre légèreté le dégoûtait. Personne ne pouvait sauver le monde, mais lui avait le pouvoir, à son échelle misérable, de réparer un détail minuscule et essentiel du chaos laissé par l'épave : arracher au néant une âme en train de périr dans une agonie glacée. Oui, sa mission était réparer le monde à portée de mains. Rendre l'injustice un peu moins scandaleuse.

Mais ses hommes renâclaient à la tâche. Ils estimaient avoir fait leur devoir, souffraient de fatigue et de froid, voulaient rejoindre leur cabine douillette. Lui demeurait possédé par son obsession. Un pauvre type mourrait dans une noirceur de givre s'il ne faisait rien. Les milliers de trépassés du Titanic avaient payé un tribut bien assez lourd à l'univers. Tout son être était tendu dans un seul but : soutirer à la camarde l'un de ses semblables.

um Gottes willen ! gémit une voix toute proche.

Weiss fit arrêter les rameurs ; il avait vu juste. Quelqu'un appelait à l'aide. La lanterne du canot peinait à éclairer une scène baignée par la lumière diffuse du crépuscule matinal.

- Hello ! Hello ! Où êtes-vous ?
- Mein Gott. Ich habe keine Kraft mehr.

La voix venait de tribord avant. Le canot se remit en marche lente. Weiss s'empara d'une gaffe et entreprit de balayer doucement l'eau devant la proue. Il cria quand la gaffe accrocha quelque chose.

- Là ! Au ras des vagues !

La lanterne accrocha un objet solide et plat, dont la forme passait inaperçue dans la houle ; une pièce de bois lourd, sans doute, à laquelle le naufragé devait s'être agrippé.

- Je le vois !

Weiss aperçut un poing résolument serré à une saillie de l'objet flottant, puis devina le bras et la tête d'un homme. Le reste du corps était immergé. Un matelot s'exclama :

- Ce gars-là doit posséder une volonté de tous les diables pour s'agripper de la sorte.

L'homme pourtant malingre donnait en effet l'apparence d'une détermination de fer. Il en fallait pour être resté ainsi accroché à cette bouée de fortune, le corps étreint par une eau glaciale et le poing fermé en un dérisoire geste d'espérance.

Weiss tenta d'attirer la pièce de bois avec la gaffe. Le naufragé ne parlait plus.

- Hello ! Nous allons vous sauver. Courage, monsieur !

Aucune réponse. Quelqu'un dans l'équipage murmura :

- Trop tard. Sa main reste fermée à cause de la rigidité cadavérique.

Le mot exaspéra Weiss. Il lui fallait aller au bout de son ouvrage, rendre le monde meilleur.

- J'y vais.

Weiss s'empara d'une bouée et entra dans l'eau. Il sentit l'atroce étreinte du froid enserrer son corps. Vite, saisir l'homme !

Ne meurs pas, pas encore...

En trois brasses Weiss rejoignit la pièce de bois. Il vit alors l'Européen lâcher prise et glisser dans l'onde. L'officier plongea. Ses doigts gourds effleurèrent un vêtement, empoignèrent une pièce de tissu pour ne plus la lâcher.

- Sortez-moi de là ! Je le tiens !

Des bras vigoureux le hissèrent. Les matelots attrapèrent un lourd manteau et son contenu inerte. La masse détrempée tomba d'un bloc sur le sol du canot. Weiss se précipita sur le naufragé.

L'homme gisait immobile. Il ne devait pas avoir plus de 25 ans. Il était de taille moyenne, de constitution plutôt faible. Son habillement trahissait des origines populaires d'Europe centrale. Une moustache en brosse barrait sa face bleuie. L'ensemble de ses sourcils formait un arc de cercle, lui donnant la physionomie d'un être triste. De l'eau s'écoulait en abondance de sa veste capitonnée.

On l'enveloppa de couvertures épaisses. Le corps misérable fut frictionné.

- Du rhum ! cria Weiss.

Le liquide fut glissé de force dans la gorge du noyé. Ses lèvres esquissèrent un mouvement ténu ; l'homme se mit à trembler, murmura « Gott ». Puis en un spasme subit sa bouche vomit un torrent d'eau sale.

Il vivrait.


*
**


- On a eu du mal à vous avoir, dit Weiss.

- Je sais, répondit le rescapé. On m'a tout raconté. Satanée histoire, hein.

Weiss ne put s'empêcher de sourire en lui-même. L'homme qu'il avait sorti des griffes de la mort était maintenant au sec à bord du Carpathia, bien vivant auprès d'un poêle surchauffé. Quelques heures de soins et de repos paraissaient l'avoir déjà remis de la tragédie. Il s'exprimait naturellement et sans trace d'aucun traumatisme. Les matelots avaient raison : il devait posséder une sacrée volonté.

- Ainsi vous avez survécu accroché à ce bout de bois ?

- Oh, pas vraiment. Je m'étais installé sur ce débris en attendant les secours. Mais à un moment donné, j'ai dû m'assoupir et j'ai glissé dans l'eau. Heureusement j'ai pu m'accrocher tant bien que mal et j'ai survécu.

- Vous n'avez donc jamais perdu espoir ?

- Cela va vous sembler curieux, mais j'ai toujours eu l'impression que quelqu'un veillait sur moi. J'ai la conviction intime que j'ai de grandes choses à accomplir dans cette vie. Prenez-moi pour un allumé si vous voulez. Mais cette mésaventure m'a conforté dans cette certitude. Ce n'était pas mon heure.

« Il est décidément très volontaire, ce petit homme au poing serré », pensa Weiss. Un détail blessait son amour-propre : l'autre ne l'avait pas remercié. Il mettait sa survie sur le compte d'une intervention divine, alors que seule l'abnégation de quelques hommes et surtout sa propre mise en péril lui avait évité le trépas. Sans lui, le passager du Titanic flotterait en eau trouble parmi des milliers d'autres macchabées picorés par le krill. Le marin s'attendait à des pleurs de joie, une accolade, une poignée de main, n'importe quel geste de gratitude qui aurait acté le plus indéfectible des liens : celui entre le sauveur et le sauvé.

Aussitôt Weiss eut honte de son égoïsme. Fallait-il vraiment qu'il place sa vanité plus haut que l'essentiel ? On ne secourt pas les hommes pour ce qu'il font mais pour ce qu'ils sont. Un être humain est unique, irremplaçable, car précisément c'est un être humain, doué de conscience, de raison et de droits naturels. C'est une question de principe, pas d'individus. Et il savait que certaines personnes, par leur origine sociale ou leur éducation, sont obstinément rétives à toute forme de remerciement. Pour elles, exprimer leur reconnaissance est un insupportable aveu de faiblesse. Devait-il se montrer grossier en essayant d'extorquer un pénible « merci » des lèvres de l'autre ?

Non, ce serait gâcher toute l'histoire. Grâce à lui un homme vivrait, et cela seul comptait. La victoire était belle, pourquoi ternir ce souvenir pour de futiles questions de convenances sociales ? Le fait était certes déplaisant, mais après tout était-il comptable de l'éducation – ou du manque d'éducation – que l'Européen avait reçue ? Il avait fait son devoir d'honnête homme et cela seul avait de l'importance.

- J'ai pris une décision, continuait le rescapé : c'était une erreur de vouloir rejoindre l'Amérique ; ma place est chez moi, à Vienne. J'ai décidé d'affronter la réalité de ma vie misérable plutôt que de me réfugier dans des faux-semblants. L'exil en Amérique était pire qu'une fuite : une preuve de lâcheté. Cet accident est un signe. Je dois revenir chez moi et me battre là-bas. On doit épouser la cause de son pays, justement pour le sortir de la déliquescence et de la corruption. Et Dieu sait s'il y a du travail ! Mon pays est vieux, faible, incapable de défendre sa propre nation. Les gens en ont assez du scandale des injustices. Il faut un grand coup de balai pour rendre au peuple sa souveraineté. J'emploierai toute mon énergie à construire un monde meilleur.

Weiss devint songeur. Il réfléchit un court instant.

- Nous allons justement croiser la route du SS Walhalla qui rejoint Brême. Si cela vous intéresse, je m'arrange pour vous faire transborder sur ce navire. Avant une semaine vous serez chez vous.

Un incroyable sourire éclaira la face de l'Austro-Hongrois.

- Eh bien ! Je serai rentré pour mon anniversaire. Tel est mon destin. Es ist der Wille Gottes !

- Dans ce cas je vais m'occuper du transfert. Et je vous souhaite donc bon voyage et longue vie, monsieur...

Weiss se rendit compte qu'il ne connaissait pas le nom de l'homme qu'il avait sauvé. Il jeta un œil sur le passeport en train de sécher grand ouvert sur la table.

- … et longue vie, monsieur Hitler.

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Alain Chotil-Fani, avril 2014 (en souvenir de Dino Buzzati)