dimanche 27 octobre 2013

La fresque du Pont National

Les grandes découvertes, dit-on, sont parfois le fruit de l'imprévu. J'eus l'occasion d'en faire l'expérience en empruntant le Pont National pour tenter d'échapper aux bouchons du périphérique parisien. A l'horizon surgit alors une peinture gigantesque, occupant toute la façade d'un immeuble. M'approchant de la chose je pus contempler une étrange et intimidante figure : le portrait démesuré d'un homme à la coiffure carrée et vêtu d'un costume impeccable. Son fin sourire soulignait une petite moustache.

Une publicité, mais pour quel annonceur ? Non, cela devait être autre chose. Mais alors quoi ?

Le regard bienveillant de l'homme ainsi représenté ne parvenait pas à dissiper le malaise provoqué par cette fresque aux dimensions staliniennes.

La fresque vue depuis la voiture

La petite moustache surtout intriguait. Pour quelle raison avait-on jugé bon de peindre sur un mur parisien un symbole si détestable, dans une ville qui ne cesse de rappeler les horreurs de l'Occupation ?

Pareille question ne pouvait demeurer sans réponse. Je revins sur le Pont National pour mieux examiner la fresque. Je découvris qu'elle surmontait une légende. Mon espoir d'en savoir plus fut vain : elle était rédigée en caractères arabes. Le mystère demeurait entier.

Les énigmes nous travaillent à notre insu. La question sans réponse de la fresque du Pont National, logée quelque part dans mon esprit, appelait une explication cohérente qui échappait à toute tentative d'élucidation.

Et un jour je compris. La phrase en arabe, bien qu'indéchiffrable, était la clef du mystère. L'homme à la moustache carrée représentait la force brute des dictatures musulmanes. En pleine effervescence des pays du Maghreb et du Proche-Orient, le portrait soulignait avec finesse la filiation idéologique de certains despotes locaux avec les deux plus grands totalitarismes du XXe siècle. Le symbole évoquait le grand mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini, allié historique d'Adolf Hitler. D'autres auraient pu songer à Hafez el-Assad qui recueillit  Alois Brunner, ou à un Saddam Hussein idéologiquement proche des soviétiques. L'allégorie dénonçait les liens du terrorisme palestinien avec Ceausescu et Tito ; le succès des rééditions de Mein Kampf en Turquie et dans plusieurs pays arabes ; la Charte du Hamas avec sa référence au Protocole des Sages de Sion.

Le visage protecteur du Big Brother n'était qu'ironie et appel à l'insoumission. La petite moustache prenait alors tout son sens. Et je me félicitais alors de la clairvoyance des promoteurs de la fresque, qui tranchait heureusement avec les initiatives bobos et consensuelles auxquelles la Mairie de Paris nous a tant accoutumés. Enfin du mordant, du parti-pris, et un soutien sans équivoque aux défenseurs de la liberté assorti d'une référence pertinente à l'histoire contemporaine. N'est-ce pas le moins que l'on puisse attendre de Paris, phare de la liberté universelle ?

Mais j'avais tort. La vérité était tout autre, bien plus simple et prosaïque.

Bien des jours plus tard je tombais par le plus grand des hasards sur un article expliquant l'affaire. Le visage, contre toute attente, est bien réel. C'est celui du Tunisien Farhat Hached, syndicaliste et personnalité politique assassiné en 1952. La peinture a été réalisée par l'artiste DaBro. Seul mon esprit tortueux a voulu y déceler une intention ironique.

place-farhat-hached-paris
Image tirée du site http://www.tekiano.com/ness/politik/7429-mardi-30-avril-inauguration-de-la-place-farhat-hached-a-paris-.html

Certes, l'initiative relève d'un soutien affirmé aux démocrates de tous horizons, en Tunisie et au-delà, ce en quoi je n'étais pas entièrement dans le faux. Mais pourquoi diable a-t-on pour cela tenu à reproduire un style de propagande si détestable, que l'on aurait cru disparu à tout jamais de notre continent ?

Et je m'interroge : faudra-t-il attendre encore six décennies avant d'affirmer l'intolérable qui se déroule en ce moment même dans le monde arabo-musulman ? Soutenir la liberté soixante ans après les faits, la belle affaire. C'est aujourd'hui que la Syrie agonise. Ce pays mérite mille Guernica sur mille façades parisiennes.

Quand tous les pays de cette région crient chaque jour leur douleur, l'on voudrait tant que nos représentants s'engagent sans ambiguïté au côté de ceux qui là-bas luttent pour les droits fondamentaux : le droit à une vie privée dont nul ne saurait contester les orientations souveraines ; à l'éducation, des femmes en particulier ; à la liberté d'expression - ce qui inclut naturellement la possibilité légale de critiquer les religions.

L'on rêve d'un salon du livre, à Casablanca ou au Caire, où Swift, Voltaire et Salman Rushdie seraient mis à l'honneur.

Mais ce n'est qu'un rêve. Aucun nom d'homme politique ne s'impose à notre esprit quand nous évoquons cette perspective. Nous le constatons, hélas, avec un indicible effroi.


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