samedi 20 juillet 2013

Différents trains (Noces de neige)

A propos de "Noces de neige", dernier roman de Gaëlle Josse (Editions Autrement, Paris, 2013). Attention, ce commentaire dévoile certains aspects-clefs du récit.

Différents trains




L'homme joue-t-il à son insu un rôle déjà écrit ? Feint-il de croire en sa liberté tout en étant le jouet de forces qui le dépassent ?

"Les événements racinent profond en nous, c'est tout un réseau souterrain qui se développe avec le temps. Notre existence est façonnée par ce que nous avons vécu, par les événements qui nous ont portés, construits ou défaits à jamais. Un fait qui paraît anodin peut se répercuter à l'infini, comme les ondes concentriques se propagent à la surface bien après que la pierre jetée dans le lac a disparu" (p. 148).

Ainsi s'exprime, non sans maladresse, Philippe Barberi dans le dernier chapitre du livre. Ce personnage a décidé de faire venir de Moscou Irina, une jeune Russe, en se faisant passer pour un jeune homme bien comme il faut. Un mensonge. Mais ce chapitre nous apprend que sa conduite n'est pas liée à un besoin malsain de tromper, ni à des entreprises interlopes. Non, Philippe Barberi ne dirige pas un réseau de prostitution et n'est pas lié à la pègre. En vérité, il a peur des femmes et ne peut avancer qu'à visage masqué. En nouant contact sur internet, bien protégé par sa carapace numérique, il s'est fabriqué un avatar à la mesure de son désir de séduire ; Enzo est jeune, sportif, travailleur, beau. Le stratagème a fonctionné. Irina emprunte le train qui la déposera après plusieurs jours de trajet dans la ville de Nice. Là, Philippe espère se dévoiler petit à petit et peut-être substituer son image à celle du virtuel Enzo auprès de sa nouvelle compagne.

Cet homme que l'on devine avancé en âge se dit conscient d'un traumatisme originel qui lui rend si difficile le contact avec les femmes. L'histoire de son arrière-arrière-grand-tante Mathilde, défigurée par une rivale et morte vieille fille, l'obsède. Ce drame hante toute son existence, depuis l'enfance, car "on demeure plus ou moins l'enfant que l'on fut, il me semble." (p. 147)

Barberi se déclare donc névrosé, étant incapable de surmonter les traumatismes de la petite enfance, eux-mêmes symptômes d'une névrose familiale. Ce n'est pas tout : il est pleinement conscient de cette maladie mentale et de son origine. Dès lors, le papa-gâteau en manque affectif, qui se décrit avec une certaine complaisance dans ces dernières pages, suscite chez le lecteur un effroi indéfinissable. La raison sans doute aux arguments présentés pour justifier son comportement, mais qui pourraient tout aussi bien justifier les pires actions. Se définissant comme le jouet de forces immémoriales - le traumatisme de Mathilde remonte à 1881, quand le récit de Barberi date de 2012 - le narrateur inscrit son comportement dans un destin qu'il s'imagine déterminé par un trauma.

Or avoir foi en un avenir déterminé par le poids du passé, par le "sens de l'histoire" ou tout autre idéologie procède d'une approche si réductrice qu'elle annonce souvent les pires catastrophes. Un destin déjà tracé réclame des prophètes et des martyrs pour parfaire son accomplissement. Et l'homme démuni de son libre-arbitre est une bête : à la fois conscient de son état humain et de l'immunité que lui confère sa bestialité. L'instinct est le destin et le destin se justifie par la nature même des choses. Chez Zola, la Bête humaine se termine par l'épouvantable course à l'abime d'un convoi ferroviaire lancé à pleine puissance sous la pulsion mortifère de Jacques Lantier.

Irina sauvée ? Sans doute. La rencontre avec le "bel Enzo" transformé comme dans un épouvantable cauchemar en vieux et névrosé Philippe était fondée sur un mensonge si grand qu'elle courait à l'échec. Éprise pendant le voyage du très méthodique Sergueï elle ne saura rien du jeune homme qui était censé l'attendre à Nice, ni de l'artifice de leur relation numérique.

Sergueï, reponsable et animateur du long trajet entre la Russie et Nice, séduit et étonne. Qu'y a-t-il du cliché russe en lui ? Il ne boit pas, n'est pas paresseux, fait preuve de patience et d'ouverture d'esprit. Dans le roman de Gontcharov, il serait bien plus proche du mi-Allemand Stolz que du lymphatique et exaspérant Oblomov, ce personnage emblématique vautré sur un sofa en attendant que le monde vienne à lui pour l'entretenir d'affaires qui l'ennuient.

Le nouveau couple - bien réel, mais si désincarné - se forge en échappant aux conventions étouffantes du chemin de fer, avec ses rites, ses fêtes obligées, ses hommes chargés de la surveillance, son itinéraire minuté et ses étapes incontournables. Le rail est le mode de transport le moins libre qui soit ; il faut bien tromper par le divertissement et l'étiquette tout un monde bel et bien captif. Les passagers, pris en charge pour le moindre aspect de leur séjour ferroviaire, sont infantilisés dans le confinement d'un espace clos. Dans le roman de Gaëlle Josse, deux d'entre eux en viennent aux mains pour des peccadilles quelques heures avant l'arrivée (voyage de 2012) alors qu'en 1881 Anna Alexandrovna laissait libre cours à sa barbarie. Car Mathilde, l'ancêtre de Barberi, a été défigurée par la jeune Anna Alexandrovna dans le train qui ramenait la grande famille russe à Saint-Pétersbourg. A l'issue du voyage, les voyageurs apprendront aussi l'assassinat d'Alexandre II. La sauvagerie de l'attentat anarchiste envers un tsar certes brutal mais également réformiste - on lui doit l'abolition du servage - préludait déjà aux insupportables années de terreur que devait bientôt endurer la Russie. Leur effet est encore visible au 3e millénaire. En liant la violence des deux événements (l'agression contre Mathilde et l'assassinat du tsar) l'auteur du roman pose, comme nous l'avons évoqué, les conséquences d'actes bien au-delà de leur contexte, et évoque implicitement leur tendance à persévérer dans l'être. Mais il y a plus. Le geste de l'adolescente souligne le portrait d'une société en déliquescence, pétrie de tromperies et de faux-semblants et que l'argent et le progrès technique ne rendent pas meilleure. Ce paradoxe de la modernité ne s'est certes pas éteint avec l'extinction des "hivernants" russes en Côte d'Azur.

La nouvelle de Gaëlle Josse, en donnant la parole à Anna Alexandrovna un chapitre sur deux, croise habilement les histoires de l'adolescente fin de siècle et d'Irina, en deux récits-miroirs qui marqueront à jamais l'avenir des protagonistes. La prison du remords pour Anna répond au fol espoir d'une liberté improvisée pour Irina. Seule l'introspection de Barberi permettra de lier les deux récits au-delà des faits de voyage.

Un livre assez court, ce qui est salutaire, et très habilement conçu. Dommage que le style si uniforme semble refuser toute mise en contexte. Est-ce à dessein ? Les passages écrits et parlés se présentent d'une façon identique, avec leurs énumérations un peu agaçantes. Anna Alexandrovna ne s'exprime pas comme une adolescente russe des années 1880, quand les personnages de Dostoïevski s'embrassaient en pleurant à tout bout de champ, mais plutôt comme une jeune fille actuelle. Plus étonnant encore peut-être est l'anachronisme de ce récit où la prétention historique n'est pas absente, qui donne à entendre la Valse de l'Empereur quelques années avant sa composition (1889). Mais pourquoi la noblesse russe aurait-elle autant apprécié une partition écrite en honneur de François-Joseph et de Guillaume II d'Allemagne, quand le baron Von Derwies célébrait à Nice même tout ce que la musique slave avait de meilleur, grâce à son célèbre orchestre symphonique privé ? Les soirées de Valrose étaient alors courues par toute la noblesse russe réfugiée en Côte d'Azur.

Ces quelques petits défauts documentaires ou omissions historiques auraient pu être évités avec une bibliographie plus solide, ce qui ne retire rien à la sincère et appréciable habileté avec laquelle ce récit nous est offert.

Alain Chotil-Fani, juillet 2013

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