dimanche 20 mars 2011

Millénium, polar entre originalité et conformisme

Le succès mondial de Millénium

Emblème du renouveau littéraire scandinave, en filigrane des commentaires sur le Salon du livre consacré aux Lettres Nordiques, feuilleton vedette sur France Culture pendant le mois de mars, Millénium s’est imposé comme un incontournable du roman contemporain suédois. De fait, ce « polar addictif, au suspense insoutenable », comme l’annonce sans détour le 4e de couverture du livre édité par Actes Sud, est un « succès phénoménal dans le monde entier ».

Intrigué par cette exaltation collective, je me suis intéressé aux ingrédients utilisés par Stieg Larsson pour le tome 1 de la trilogie, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes.

Un beau pavé. Couverture noire, illustration intrigante : un visage adolescent, présenté de trois quarts, pose sur nous un regard sans grâce. Le torse invisible du personnage est entouré par une enfilade de petites têtes féminines, reliées entre elles par une cordelette façon Jivaros. L’intrigue promet d’être criminelle,  mystérieuse, cruelle. Et longue, très longue : sept cent six pages écrites en petits caractères.

L’amateur de littérature sait que son temps est compté. L’inventaire des grands livres aujourd’hui disponibles donne le vertige, tant il y a à lire, à relire. S’embarquer dans Millénium est comme prendre une place pour une longue traversée dont on espère tout le long qu’elle tiendra ses promesses. Seul l’intérêt de la destination pourra justifier le temps passé à bord. Or il s’agira ici d’heures ou de jours. La question est donc légitime : faut-il prendre le temps de lire Millénium ?

Attention, pour apporter des éléments de réponse à cette interrogation je devrai dévoiler certains éléments essentiels de l’histoire. Avis aux futurs lecteurs…

Un polar, deux quêtes

Faute de preuves, le journaliste Mikael Blomkvist, co-fondateur et rédacteur vedette du journal Millénium, vient de se faire condamner à une peine de prison par un patron véreux. Il reçoit une offre d’un industriel à la retraite, Henrik Vanger, qui lui propose des révélations fracassantes sur son adversaire. Mais à une condition : enquêter au préalable pendant une année sur la disparition énigmatique de sa nièce Harriet, il y a plus de quatre décennies.

Provisoirement mis à l’écart de son journal, voilà Blomkvist exilé pendant de longs mois sur les lieux du crime, une petite île de Suède. Là, il tâche de reconstituer l’enchaînement des faits, sous le regard ambigu des nombreux membres de la famille Vanger. De révélation en révélation, le journaliste, aidé par la jeune surdouée Lisbeth Salander, parvient à mettre à jour une vérité stupéfiante qui élucide enfin l’affaire Harriet. Muni des révélations promises par Henrik Vanger, Blomkvist met en accusation définitive le patron qui l’avait fait condamner.

C’est en justicier auréolé des deux exploits – avoir démêlé l’énigme de la disparition et porté la lumière sur les turpitudes du PDG « ripou » - que Mikael Blomkvist reprend la direction de Millénium.

L’histoire de ce polar est à la fois un whodunit (« qui l’a fait ? » ou la recherche du coupable dans une situation inextricable) et une féroce critique sociale. Selon Larsson, les grandes entreprises ne valent pas mieux que la mafia ; leurs patrons sont aussi méprisables que les trafiquants.

Originalité et poncifs


Mais le livre est un polar peu ordinaire. Sa structure surprend : elle surabonde de précisions, met sous les yeux du lecteur des cartes géographiques et un arbre généalogique, fait intervenir de nombreux protagonistes. Ceux-ci mettent en soin particulier à s’emparer de la parole pour de longues causeries, auxquelles répondent patiemment d’autres personnages tout aussi diserts. Les dialogues, dans Millénium, occupent des pages entières.

Ce foisonnement, et la richesse qu’il fait supposer, impriment un rythme particulier à la narration. Pendant plusieurs dizaines de pages, l’on se demande en vain ce qui fait le prix de cette histoire menée sur un rythme lent, parsemée de redites et redondances. Le lecteur est mis devant un dilemme très concret : faut-il abandonner la lecture, en renonçant ainsi à la  la promesse d’un dénouement extraordinaire ?

Alors, il faut bien poursuivre tant bien que mal, supporter la description de cet univers maussade où lentement, très lentement, au prix de multiples digressions, prend forme l’issue de la double quête.

Une fois le lourd bouquin refermé l’on se prend à réfléchir à cette histoire. Elle promettait d’être étrange. Certes, elle contient des mystères, des meurtres, des coups de théâtre. Et elle comporte des aspects originaux : les personnages ne sont pas des jeunes premiers, bien au contraire. Le héros est dans la quarantaine avancée. Il partage en toute transparence sa maîtresse « officielle » avec le mari de celle-ci. Une autre de ses amantes est proche du 3e âge. La jeune surdouée n’est pas un éblouissant top model, mais au contraire une fille effrayante de maigreur, sans les attributs qui plaisent d’habitude aux personnages de polars. Elle a pourtant déjà eu plusieurs dizaines de partenaires.

Cette rupture des moules conventionnels soulève l’attention, et le succès du livre lui doit certainement beaucoup.

On ne peut s’empêcher néanmoins de ressentir une impression mitigée. Le contenu formel du roman donne le sentiment d’être composé d’idées déjà vues.

Par exemple, l’on apprend dans le dernier tiers que Harriet, l’adolescente disparue dans les années 1960, n’est en réalité pas morte. Mais, à la vérité, quel lecteur ne s’en doutait ? Comme à l'accoutumée, un meurtre sans cadavre signifie que la victime est bien vivante.

Le criminel est quant à lui l’un des principaux suspects, à savoir un membre de la famille Vanger. Or, la surprise eût été qu’il ne le fût pas. Certes, il n’y a pas eu un meurtrier mais plusieurs. La recette du Crime de l’Orient-Express est excellente, quoiqu'un peu trop usitée.

L’assassin est, comme dans la quasi-totalité des films et romans criminels depuis trois décennies, un serial killer. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin, ce tueur en série exécute ses victimes selon des principes bibliques. Et il et a aménagé sa cave en une salle de torture. Une magnifique ribambelle de poncifs ! Le "phénoménal" Larsson se complaît ici dans la plus parfaite orthodoxie.

Et ce n’est pas tout. Le héros, malmené par notre si original criminel, est secouru par sa jeune amie au moment même où il allait rendre l’âme. L'on croirait une recette tirée du Cinémastock de Gotlib et Alexis. Cette jeune fille est une geek surdouée et asociale, mais au bon cœur, la morale est sauve. Bien entendu, Mikeal Blomkvist couche avec elle, comme avec les deux autres principaux personnages féminins.

Tous les industriels sont des méchants vraiment méchants, que ce soit le patron véreux qui fait emprisonner le journaliste ou l’oncle de la disparue qui insiste pour que la vérité ne soit pas publiée.

Lisbeth Salander la geek sait, en trois minutes chrono, entrer dans n’importe quel ordinateur verrouillé par mot de passe, maîtrise à la perfection plusieurs langues, possède une mémoire photographique, est capable de trafiquer son deux-roues comme d’installer en un temps éclair un système de surveillance électronique.  Larsson, intéressant pour sa peinture de mœurs décalées, tombe dans un conformisme exacerbé quand il s’agit des ressorts de l’histoire.

L’invraisemblance des fleurs séchées

On ne saurait commenter ce récit sans parler de son intrigue invraisemblable. Je renvoie ici au mystère insondable exposé dès prologue de Millénium, l’affaire des fleurs séchées. Chaque premier novembre, Henrik Vanger reçoit par la poste une fleur séchée sous cadre. L’expéditeur est inconnu. La provenance du mystérieux colis peut varier : Stockholm, Londres, Paris, Copenhague, Londres, Madrid, Bonn, Pensacola aux États-unis.

Vanger sait que cet envoi anonyme a un lien avec la jeune fille disparue, qui offrait traditionnellement une fleur séchée à son oncle pour son anniversaire. Alors, pourquoi un tel colis après qu’Harriet n’a plus donné signe de vie ? Est-ce une vengeance contre le vieil homme ? La police se déclare impuissante à enquêter. Il n’existe aucun moyen de remonter à l’expéditeur de ce colis annuel.

En partant de ces quelques éléments, qui n’aurait pas l’idée élémentaire de consulter la liste des suspects – grosso modo l’ensemble des membres de la famille Vanger – pour savoir lesquels étaient en mesure de voyager, et de poster année après année la fleur pressée sous verre et encadrée depuis différentes villes à travers le monde ?

Cet examen sommaire aurait permis d’identifier Anita Vanger, installée à Londres depuis les années 1970, et qui travaille pour une compagnie aérienne. Est-il crédible que le vieil Henrik Vanger, qui a passé une partie de son existence à réfléchir à la disparition de sa nièce, ne fasse pas le lien entre le métier d’Anita, ses nombreux déplacements impliqués par son métier, et la provenance des colis ? On peine à imaginer que le commissaire de police si impliqué dans la résolution de l’affaire ait négligé une telle piste.

Le métier de chef d’escale à la British Airways d’Anita était pourtant de notoriété publique. L’information est donnée par la bouche même de sa sœur dans la première partie du livre, page 289 exactement.

L’ange sans la bête


Mais il y a plus. L’auteur échoue à exploiter la noirceur grandissante de ses personnages positifs. Il y avait là un sujet en or : ceux qui combattent au nom des principes de civilisation adoptent, en pleine conscience, les procédés de leurs ennemis.

Ainsi, Lisbeth Salander n’hésite pas à violer la vie privée de ceux qu’elle estime être des « salopards ». Et Stieg Larsson s’emploie à défendre son héroïne. Il se pose en partisan d’une pratique somme tout positive, et légitimée par les faits.

p. 419 « … moi aussi j’ai des principes qui correspondent à ton comité d’éthique. J’appelle ça le principe de Salander. D’après moi, un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c’est qu’il l’a mérité. Je ne fais que lui rendre la monnaie de sa pièce. »

Pour l’héroïne de Larsson, le salopard l’est par essence. Quoi qu’il puisse faire, aucun rachat n’est possible. Dès lors tout est permis : viol de la vie privée, usurpations, manœuvres visant à l’élimination physique par des tiers. Juger arbitrairement et supprimer les individus nocifs est un procédé habituel des dictatures. Il faudrait « éliminer la pomme pourrie avant qu’elle contamine le panier ».

Salander met en pratique le rêve de tous les totalitarismes, la maison de verre qui nie le droit à la vie privée. Dès la page 159, sa morale est explicite : « Tout le monde a des secrets. Il s’agit simplement de découvrir lesquels. »

Tout le monde participe sans état d'âme à cette curée. Blomkvist, « héros équilibré », non seulement admet les pratiques de Salander, mais se promet de les utiliser à ses fins personnelles.

« Mikael décida de demander à Lisbeth Salander de procéder sur Borg, quand l’occasion se présenterait, à l’une de ses si subtiles enquêtes sur la personne. Rien que pour la forme. » p. 691

Le dénommé Borg est un journaliste que notre héros n’apprécie pas. L’inimitié personnelle justifie ici que l’on puisse lancer des « enquêtes subtiles » - entendez : intrusions dans l’intimité pour constituer un dossier à charge. Voilà le sympathique Mikael devenu aussi « salopard » que ses adversaires. A son notoire insu et, ce qui est plus préoccupant, au probable insu de l’auteur du roman qui dresse jusqu’à l’ultime page un portrait flatteur de son justicier sans tache. Faudrait-il voir l’expression d’une tentation totalitaire chez Stieg Larsson ?

Stieg Larsson, histoires de style


J’ouvre le livre au hasard. Page 613. Je recopie :

« Ils se levèrent vers 10 heures, prirent une douche ensemble et s’installèrent dans le jardin pour le petit-déjeuner. Vers 11 heures, Dirch Frode appela et dit que l’enterrement aurait lieu à 14 heures et demanda s’ils avaient l’intention d’y assister.

- Je ne pense pas, dit Mikael.

Dirch Frode demanda à pouvoir passer vers 18 heures pour un entretien. Mikael dit qu’il n’y avait pas de problème. »

Et cela continue, tout au long du tome, avec des précisions fondamentalement inutiles qui donnent envie de relire les fiches horaires de la SNCF pour trouver un peu de légèreté. L’emploi du temps heure par heure des personnages est de la plus cinglante vacuité, et l’on se demande bien l’intérêt d’un tel pensum digne d'un rapport plat et sans âme de quelque gratte-papier besogneux.

A la vérité, ces phrases sans ressort et alignées avec complaisance font penser à un procédé artificiel pour tirer à la ligne, enfiler les paragraphes et les chapitres. Il serait possible de les retirer sans craindre de nuire à la structure générale de l’ouvrage. C’est dire à quel point elles sont superflues, tant et si bien que le contenu formel de ces quelques centaines de pages se révèle en définitive bien plus faible que l’épaisseur du volume ne le laisse supposer.

L’impression est renforcée par un style souvent étrange. Beaucoup d’adverbes, des expressions bizarres. Prenons la page 334 : « elle dévora ses sandwiches nocturnes ». Sandwiches nocturnes ? Certes, on comprend tous les mots de cette locution, dont le sens paraît clair. Mais l’expression sonne faux. On ne dira pas, que je sache, « je mange un steak diurne » à la place de « en plein jour, je mange un steak ». Il s’agit peut-être d’un particularisme suédois que les traducteurs ont tenté de restituer en français, sans grande fortune dans ce cas.

Ailleurs, page 182, on trouve la phrase « Mikael versa un peu de lait dans une soucoupe, que son invité ne tarda pas à laper ». La tournure sans être absolument incorrecte n’est pas très heureuse. Il est recommandé de ne pas séparer « que » de son antécédent. Une phrase plus correcte, à défaut d’être plus intéressante, pourrait être construite ainsi : « Dans une soucoupe, Mikael versa un peu de lait que son invité ne tarda pas à laper ».

Ce n’est sans doute pas grand-chose, dira-t-on. Certes. Mais l’accumulation de ces petites anicroches ne fait qu’accroître au fil de la lecture le sentiment d’avoir sous les yeux un livre mal écrit, ou mal traduit. Le style emprunte parfois au langage familier, sans que l’utilité de cet usage ne soit flagrante (p. 563 : « elle sortit se balader pour balancer discrètement l’ordinateur dans l’eau sous le pont ». Pourquoi « balancer » et non « jeter » ?).

Terminons la revue de style en soulignant les banalités dont Stieg Larsson n’a pas jugé bon de se défaire : « On aurait dit qu’elle avait le pressentiment d’une catastrophe à venir » (p. 498). Fichtre ! Le lecteur tressaille. Lisbeth Salander quand elle monte à l’attaque : « Elle montra les dents comme un fauve. Ses yeux étaient noirs et brillants. » (p. 552). Est-ce là le style d'un maître du polar ?

Honnête et sans génie


Alors, Millénium 1 « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes » est-il un mauvais roman ? Non, sans qu’il ne soit un chef d’œuvre pour autant. C’est un polar dans la bonne moyenne du genre, certainement pas un sommet de la littérature.

Son problème, qui est aussi sa valeur en quelque sorte, est qu’il donne au lecteur du genre ce qu’il est en droit d’attendre. Une énigme, une enquête, du sang et du sexe, un vilain serial killer et un vilain patron, un happy end. Mais aussi : des personnages inattendus et somme toute bienvenus dans l’univers tant codifié du polar.

Faut-il prendre le temps de lire Millénium ? Les amateurs d’inattendu seront déçus. L’amoncellement de méandres, de détails inutiles et de fausses pistes dont l’auteur parsème le texte cache en réalité un solide conformisme. Ceux qui auront prêté l’oreille sans discernement aux dithyrambes ont seront pour leurs frais : à défaut de sommet littéraire, voici un polar bien honnête et très long, qui ne parvient en aucune façon à sublimer le genre.

Post scriptum 1 : la traduction


Une fois cet article en cours d’achèvement, je prends connaissance de la polémique qui opposa le critique Jacques Drillon aux traducteurs de Millénium en 2008. Ici : http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20080417.BIB1139/les-bourdes-de-millenium.html . Cela me conforte dans l’idée que la traduction n’est pas irréprochable, même si J. Drillon a relevé d’autres « bourdes » que celles que je cite plus haut. Voir aussi la réponse des traducteurs sur la même page.

Post scriptum 2 : la tentation totalitaire de Stieg Larsson


Par ailleurs, j’apprends dans l’Express que Stieg Larsson (http://www.lexpress.fr/culture/livre/les-enfants-de-millenium_822924.html) s’était engagé en 1977 auprès des rebelles du Front populaire de libération en Erythrée, et désirait léguer ses biens à section communiste d'Umeea, en Suède. L’on comprend mieux la tentation totalitaire que j’avais cru entrevoir – sans doute à juste titre - en lisant Millénium.

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