jeudi 12 février 2009

L'élégance du hérisson


Un roman de Muriel Barbery publié chez Gallimard.

Deux histoires en une. La première, celle de Renée, concierge dans un immeuble des beaux quartiers, férue de philosophie et d’art mais faisant son possible pour n'en rien laisser paraître. Aux yeux des locataires et des voisins, elle doit rester une simple gardienne, laide, antipathique et inculte. La deuxième, le journal intime de Paloma, 12 ans, révoltée et songeant à se suicider.
Paloma habite dans l’immeuble gardé par Renée. Les deux femmes se définissent comme des marginales, à l’écart d’une société qu’elles ne goûtent guère et dont la quasi-totalité des manifestations sociales les écœurent. Il faudra l’arrivée d’un nouveau locataire, un Japonais nommé M. Ozu, pour qu’elles soient en quelque sorte percées à jour, qu’elles se rencontrent et qu’elles envisagent un destin différent.

Paloma

Celui de Paloma semble dès le début tout tracé. Ce monde, on l’a dit, le dégoûte. C’est ce que nous nous lisons dans son journal, ses « pensées profondes » et autres écrits que l’âge tendre encourage à confier au papier. Nous voyons la société qui l’environne à travers ses yeux, et au gré de ce qu’elle veut bien en dire. Sa mère « droguée », son père « démissionnaire », sa sœur « superficielle », bref : « tous dégénérés ». Gardons-nous bien de conclure quoi que ce soit sur ces personnages : nous ne les connaissons pas, et rien ne saurait être plus subjectif que le journal d’une adolescente. Pour le reste, si ce que dit Paloma nous semble mature – en fait, conforme à ce que pourrait dire un adulte d’aujourd’hui sur le monde qui l’environne – ce n’est pas que la jeune fille soit si précoce que cela. C’est plutôt que le monde d’aujourd’hui est volontiers infantile, superficiel et aussi vain qu’un clip vidéo. Ainsi, l’amour de Paloma pour les mangas est très révélateur. « Je lis des mangas de Taniguchi, un génie qui m'apprend beaucoup de choses sur les hommes ».
« Un génie » auteur de mangas, rien que cela. Dans la bouche d’une enfant de 12 ans, cela fait sourire, et il faut considérer ce genre d’assertion à sa juste valeur. Qui d’entre nous, adolescent, n’a pas eu le même genre de réflexion ? Et qui n’a pas eu la tentation d’envoyer au diable les préceptes d’un vieux monde incapable de comprendre et de conseiller la jeunesse moderne ? La réaction est non seulement normale mais encourageante dans le long et difficile processus qui mène à l’âge adulte. Encore faut-il y arriver, c’est-à-dire être capable de porter à maturité son propre rapport au monde. Qu’un adulte aime les mangas, pourquoi pas ; qu’il les tienne au même niveau, voire au-dessus de l’œuvre d’un Molière ou d’un Flaubert, voilà qui poserait problème, et un sacré problème. Cela reviendrait à brader une part essentielle de la culture au nom d’une prétendue ouverture d’esprit.

Paloma, en bonne adolescente, parle de suicide. Sa sourde révolte ne trouve repos qu’auprès d’amis venus de loin. Une copine d'origine africaine, un monsieur japonais. Elle n’hésite pas à se dépeindre en héroïne des rapports conflictuels qu’elle entretient avec les autres : le professeur de français ne comprend rien, je le remets à sa place ; le psychologue de maman est un charlatan, je lui fais comprendre que je ne suis pas dupe. Encore une fois nous ne savons pas exactement ce qu’il en est, étant donné que c’est elle qui raconte et choisit une mise en scène à sa convenance. Les jugements hâtifs, le vocabulaire très teen-age, la détestation de l’occident qui arrache les orphelins aux pays ravagés, les fautes de goût ne nous révèlent que ce que nous savons déjà : voici une adolescente en crise, bien dans son époque et par conséquent pur fruit de la société qui l’a engendrée… Cela se confirme lorsqu’elle épouse une rhétorique très alter-mondialiste (tendance marxiste) pour fustiger le manque de professionnalisme des plombiers capitalistes. Cela n’est pas en soi un constat négatif. Quel adolescent pourrait prétendre à la sagesse ?

De même, la bouffe française est prétentieuse et chère ? Vive la restauration japonaise, subtile et raffinée. Et vivent les mangas, ces bandes dessinées venues de là-bas et si prisées des gens d’ici. Les dessins sont affligeants, les caractères stéréotypés, les histoires absconses ? Et alors, c’est japonais, donc c’est bien. Comment oserions-nous critiquer l’art étranger, tellement plus délectable que les pénibles procédés occidentaux ?

Renée
Renée, quant à elle, nous annonce d’emblée qu’elle se pique de littérature russe, de cinéma, de philosophie. Elle nous explique comment elle a réfuté la phénoménologie d’Husserl, benoîtement et sans rémission, à la suite d’une intense séance de lecture frénétique. « Je décide après un intense soulagement que la phénoménologie est une escoquerie » (p. 57). Comme si ce genre de démarche en circuit fermé était de nature à engendrer un jugement si définitif, dénué de nuances ; et surtout, faisant l’économie d’un examen raisonné - par définition, à l'opposé de toute frénésie. La conclusion de Renée, loin de nous fasciner, nous fait douter, comme nous ferait douter un ami qui, à la suite d’une immersion passagère dans la mécanique quantique, nous annoncerait hardiment et sans contestation possible avoir résolu le paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen. Si Renée est sérieuse, nous sommes contraints de déduire qu’elle est bien crédule… que sa réflexion, jetée à la face du lecteur, n’est autre que poudre aux yeux, idéale pour éblouir le gogo – et que se faisant, elle s’éblouit elle-même, s’enfonçant dans un déni de réalité.

Car le déni de réalité est bien ce qui semble définir son rapport au monde : elle qui s’imagine si finement éduquée (quitte à se bouleverser quand elle remarque, chez autrui, une virgule mal placée) alors qu’elle pontifie solennellement sur ce qui définit un vrai art. « Car l'Art, c’est l’émotion sans le désir », nous assène-t-elle, comme si des œuvres où le désir véritable s’installe lentement, nous prend et s’embrase en émotion - Les Contemplations, The Kid ou les Kindertotenlieder - cela n’était pas de l’art… et quelle singulière réflexion, de la part d’une soi-disant connaisseuse de la littérature russe, comme si l’art narratif de Gogol, Gontcharov ou Ostrovski était dépourvu de désir. Quel aveu ! Sous un vernis plus ou moins épais nous avons affaire à une dame bien peu consciente de la fragilité de sa science, de ses immenses lacunes, de la vacuité de ses goûts qui la pousse volontiers à l’hyperbole – Didon et Enée de Purcell, « la plus belle oeuvre de chant au monde » (p. 301). Les natures mortes des maîtres hollandais ? « Des chefs-d'oeuvre tout court, pour lesquels je donnerais tout le quattrocento italien » (p 214). Et pourtant, 57 ans est un âge encore jeune pour approfondir sa connaissance de l’art, travailler ses goûts, nuancer ses appréciations pour justement éviter de tomber dans pareilles chausse-trapes. Pire, jamais nous ne la voyons évoluer à travers l’art dont elle a pourtant fait la règle de sa vie secrète. En plusieurs années (durée du roman), que savons-nous de ses lectures ? Rien. Des films qu’elle regarde pendant cette période ? Rien. Des réflexions que cela lui inspire, de son rapport au monde que toute découverte d’œuvre d’art doit nécessairement ébranler ? Rien, rien, rien, sinon la certitude de l'escroquerie d'Husserl. Le vide le plus total. Renée est sclérosée dans son être, ses certitudes, son autisme. Et si nous voyons qu’elle évolue c’est uniquement à travers le regard des autres, son armure qui se fend à son insu (à son insu ? Ces bouteilles à la mer qui la laissent paraître telle qu’elle voudrait elle-même se voir reconnue en son for intérieur, ne sont-elles là que par hasard ?), ce contact qui l’amène à révéler le traumatisme qui l'empêche d'aller vers l'autre.

Or ce contact a lieu grâce à l’irruption du personnage japonais. Et comme tout bon Japonais de roman occidental, celui-ci est intelligent, cultivé, raffiné, spirituel, il devine bien des choses et dispense des préceptes aussi cristallins de les neiges du mont Fuji. Et quand il invite Mme Renée chez lui, elle découvre que tirer la chasse d’eau déclenche les premières notes du Confutatis maledictis, extrait du Requiem du Mozart. Et loin de s’en offusquer, elle s’en amuse. Une nouvelle fois, quel aveu considérable, oui, quel aveu ! Car nous voilà très précisément en plein kitsch, cette négation de la merde comme le définit Milan Kundera. Convoquons Mozart (et encore, découpé en petits bouts, comme on le ferait dans un clip publicitaire pour pâtée canine ou déodorant corporel) pour couvrir le bruit de la chasse d’eau emportant au loin nos déjections, découpons de la même manière l’œuvre complète de Leonard de Vinci sous forme de papier hygiénique, pourquoi pas, faisons descendre la culture de ce piédestal où seule l’élite pourrait en jouir, quelle horreur. Distribuons un buste d’Aristote à chaque plein d’essence, comme dans Trafic de Jacques Tati.

Renée évolue en plein kitsch et s’en emplit d’aise. Elle se réfugie dans un univers pénétré de culture croyant fuir le monde réel alors qu’elle ne fait que conforter ses propres démons, acquiescer à l’immense majorité de ses congénères pour qui Eminem vaut bien Mozart, les films d’auteur sont aussi valeureux que les blockbusters américains, les cultures étrangères sont ô combien plus sages et profondes que les lourdes intelligences occidentales. Renée est l’une des plus parfaites représentantes de cette société auto-satisfaite qui écrase une larme en pensant combien elle est bonne avec la culture des autres.

Déni de réalité, encore, quand cette dame, pour conseiller une meilleure compréhension de Marx, conseille l'Idéologie allemande. Et rien de plus ? Pourtant, il y aurait tant à dire, comme par exemple Révolution et contre-révolution en Allemagne, si extraordinaire panorama de la pensée marxiste, telle qu’elle sera mise en pratique au siècle suivant. L’on y lit, en effet, comment « se débarrasser de ces peuplades moribondes, les Bohêmiens, les Corinthiens, les Dalmates, etc. ». En bref, nous y voyons définie la marque de fabrique des communismes au XXe siècle. Quel plus bel exemple de philosophie mise en pratique et dont chacun peut aujourd’hui mesurer les conséquences, dussent-elles se chiffrer en dizaines de millions de morts ?

Déni de réalité, toujours, quand elle se prétend experte en culture russe alors qu’elle ignore que Marko Ramius est, du moins en partie, lituanien - et cela est tout sauf un détail, sans lequel on ne peut pas saisir le ressort dramatique de cette Poursuite de l’Octobre rouge dont elle fait si grand cas.

La défaite de la pensée
Les deux protagonistes dont nous partageons les pensées sont loin d’être les rebelles qu’elles s’imaginent être. Au contraire, tout nous pousse à croire que Renée cultive une cécité tenace, non seulement au sujet de sa propre famille mais aussi à l’égard de l’histoire du monde, de la débâcle idéologique de la fin du XXe siècle (est-ce un hasard si son premier mari s’éteint en même temps que s’effondre le dernier pion totalitaire du bloc de l’est, en décembre 1989 ?). Elle se permet de juger le rôle de l’université et le travail d’une étudiante sur Guillaume d’Ockham, de fustiger les élites et les privilégiés (comme si les deux notions étaient synonymes. Faut-il rappeler que les personnes qui parviennent à « faire partie de l’élite » ne sont pas seulement des privilégiées…), cela est toujours si vendeur, n’est-ce pas… Tout cela définit surtout la très grande adéquation de la pensée de Renée au monde contemporain, à ce monde qui aime stigmatiser les élites, à ce monde qu’elle annonce à longueur de pages vouloir abjurer.

Paloma, on l’a dit, anticipe de son côté les réflexions d’un adulte immature. On ne peut s’empêcher de songer à ces rebelles en Nike pour qui la société doit être détruite, sauf le Mac Do du coin. En croyant jouer les rebelles, les deux protagonistes se complaisent dans l’orthodoxie sociale, s’inscrivant ainsi dans la pure tradition des moutons de Dindenault qui ne font que suivre, se croyant libre, celui que Panurge balance à la mer.

Oui, un livre conforme en tous points aux attentes de notre temps. Sous couvert de rébellion, voilà un beau petit exemple de condensé conformiste venu à tout point nommé pour engendrer une suite au si regrettablement kitsch Amélie Poulain, qu’il évoque pour son étalage complaisant de bons sentiments et de mélo, son souci permanent de souffler à l’oreille du lecteur : « oui, toi aussi tu es un rebelle ». Après le « Just do it », l’« Assureur militant » et autres « Agitateurs culturels », voici une nouvelle manifestation de la subversion docile, conformiste et disciplinée qui définit si bien notre époque.

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